Il n’est ni une étude historique ni un catalogue qualitatif d’œuvres mais, d’abord, un hommage aux artistes et une tentative de combler une carence dans la bibliothèque artistique tunisienne. C’est une proposition « humaniste» s’offrant à toutes les personnes, amateurs, critiques, commissaires, chercheurs et professionnels de l’art qui ne cessent de s’interroger sur l’état de la scène artistique tunisienne, et de ses acteurs, mais surtout de sa diversité.
En Tunisie, monuments historiques et religieux, théâtres, musées, vestiges, maisons de la culture, ruines et art contemporain, tout est national—parfois régional—mais à contrecœur.
Le temps passe et rien ne se passe. Et pourtant, l’artiste tunisien ne désarme pas. Il est, ma foi, le seul vrai mécène. Il s’obstine à rencontrer, partager, transmettre et défendre, mais surtout à maintenir vivant le feu de la création et une forme de narration face à l’adversité des changements sociétaux. Au moment où certains pays arabes, bien avisés des enjeux et de l’importance d’une économie de la culture, rivalisent dans la création d’institutions pour fédérer une postmodernité en amassant musées, lieux de rencontre et de création, la nôtre doit être écrite dans des lieux alternatifs, voire, a fortiori, dans l’espace public, et ce, malgré des dizaines de monuments en déconfiture, et des centaines de maisons de la culture en inertie totale, et en dépit d’une conscience collective, d’un engagement intellectuel et d’une synergie créative sans égal. Le manque de ressources financières est systématiquement dénoncé pour justifier ce statu quo, bien que fondations, associations et une société civile hyperactive ne demandent qu’à donner un second souffle à ces nécropoles. « Il faut être patient», nous dit-on, le partenariat public-privé c’est fabuleux mais ça reste délicat, il faudrait d’abord que de «vrais lieux officiels» d’illustration des conclusions de l’histoire de l’art voient le jour, autrement dit que le cimetière de l’art soit inauguré avant que l’on autorise le privé à rêver des lieux où l’on formule des hypothèses, où l’on distribue des invitations à se pencher vers l’inconnu plutôt que vers le figé.
Dans ce même ordre d’idées, l’indigence à laquelle font face les artistes en Tunisie renvoie de fait à la relégation de la politique culturelle (si on peut même l’appeler de la sorte) au domaine de l’ornement sociétal; « la culture du petit-four et de l’inauguration des ronds-points », le soupçon de social, de folklore et de culpabilité que constitue une stratégie visant à ravir la centralité culturelle à la société civile et aux maintes initiatives organiques qui ont émergé de l’homme et non du politique. Alors que les arts visuels, à l’instar des autres expressions artistiques, pourraient être un moyen de dépassement, de sublimation face à la misère sociale en Tunisie, rien ne semble être entrepris par les pouvoirs publics pour laisser s’épanouir leurs pouvoirs créatifs et accompagner un mouvement artistique et culturel susceptible de redonner sa voix au pays. Acte d’insurrection contre cette léthargie «fait du prince», cet ouvrage s’annonce comme un «manifeste» des arts contemporains en Tunisie. Il n’est ni une étude historique, ni un catalogue qualitatif d’œuvres, mais, d’abord, un hommage aux artistes et une tentative de combler une carence dans la bibliothèque artistique tunisienne. C’est une proposition «humaniste» s’offrant à toutes les personnes, amateurs, critiques, commissaires, chercheurs et professionnels de l’art qui ne cessent de s’interroger sur l’état de la scène artistique tunisienne, et de ses acteurs, mais surtout de sa diversité. Démarche d’esthète, certes, maïeutique, sans doute, Artistes de Tunisie vient couronner un voyage initiatique aux confins de l’être et de l’art. C’est en effet une quête de plusieurs années qui m’a conduite à développer une affinité avec les artistes, collectionneurs et institutions culturelles, et m’a amenée à défendre ce projet de publication. Le privilège d’entretenir le rôle de passeuse, ou de trait d’union entre les cultures, fut, à cet égard, décisif pour acquérir la sensibilité de discerner la manière dont les œuvres se rencontrent. Dans les zones d’ombre et de lumière, les œuvres se reconnaissent, se questionnent et s’imbriquent pour créer le prix ultime de l’harmonie intellectuelle. Certains collectionneurs iront jusqu’à se définir par les œuvres qu’ils rassemblent, et ce, à travers une démarche de réflexivité transcendant tout nationalisme ou frontières géographiques. C’est cette vérité qui a aiguillé notre quête et plutôt que de s’attarder sur l’investissement temporel et humain qui sous-tend un tel parcours, ou faire les louanges du processus de recherche et d’enquête, retenons plutôt l’angoisse que constitue ce voyage, mais surtout le privilège d’accompagner l’expression créative des artistes et la manière dont une scène artistique devient l’observatoire de l’innovation et le champ de confrontation avec des problématiques sociétales. L’expérience toute récente de la fondation Kamel Lazaar de lancer le B7L9, station d’art à Bhar Lazreg, conçue comme un espace de liberté, de création et de réflexion n’est autre, d’ailleurs, qu’une tentative de mieux cerner l’étendue de cette quête et explorer ses différentes facettes. Contrairement à sa désignation, l’art contemporain s’est libéré de toute temporalité, il se définit par le corps et transite par lui en constituant la mémoire: non pas le « temps-monde » mais « un temps-corps », une temporalité retranchée de la sphère du neutre qui redevient humaine, politique et relative, dépendante autant de l’histoire personnelle que des temporalités propres à la culture collective. Vu sous cet angle, l’art contemporain tunisien propose en effet un récit et non un regard sur le monde, ni encore des réponses, mais plutôt un cadre de vision prêt à stimuler pensées et sensibilités. Pleinement rattaché à cette approche, Artistes de Tunisie souhaite donc conjuguer les exceptions, encourager les respirations, loin de la pensée unique et de la conformité des représentations, laissant place à la pluralité, à l’aléatoire, à l’angoisse et à la fragilité de s’exprimer. L’ouvrage tend, pour ainsi dire, à la construction d’une interprétation ouverte du monde, à maintenir un désir d’altérité, mais surtout à tisser le commun et à révéler le génie créateur humain. Notre histoire moderne ne fait que le confirmer, la révolution tunisienne ne saurait être ni jeune, ni divine, ni militaire, mais… culturelle.
L’objet de cet ouvrage est, à mon sens, le monument le plus précieux à préserver et à célébrer, car être artiste en Tunisie, aujourd’hui, c’est transgresser et faire le choix courageux pour ne pas dire absurde—d’aspirer à une transformation fondamentale de la société.
L.LAZAAR