En couverture | Entretien avec Mme Raoudha Zarrouk, présidente de l’Association des malades du cancer (AMC) : «Au moment où les malades sont dans l’attente des prestations de soins, le cancer avance à pas sûrs !»

L’Association des malades du cancer (AMC) représente l’une des adresses incontournables pour cette population cible. Il s’agit d’une ONG qui veille sur la réponse favorable aux besoins des personnes souffrant de maladies cancéreuses et se heurtant, faute de moyens, d’information, de capacité physique, de résilience psychologique, à un système de soin complexe.

Leur bataille est la même : vaincre la maladie, éloigner le spectre de la mort et tenir à la vie. Pour ce, ils sont, plus que jamais, dans le besoin d’une oreille attentive, d’un coup de pouce humanitaire afin de les inciter à aller de l’avant et à ne pas jeter l’éponge. A l’occasion de la célébration de l’Octobre rose, Mme Raoudha Zarrouk, présidente de l’association, donne un aperçu des événements envisagés à cet effet. Elle saisit l’occasion pour crever l’abcès, montrant du doigt un système en mal de mire.

Entretien.

L’Octobre rose s’annonce. C’est une occasion annuelle pour sensibiliser le public sur l’impératif du dépistage précoce du cancer du sein. Qu’avez-vous envisagé à cet effet ?

Nous avons établi un programme comptant plusieurs actions. Le 23 octobre, nous allons être présents à l’une des facultés privées, située à Montplaisir à Tunis, pour mener une journée portes ouvertes. Une autre journée portes ouvertes sera organisée le 25 octobre au sein d’une banque. Une caravane de dépistage sera, aussi, menée à La Soukra, et ce, le 20 octobre. Nous avons également des actions de dépistage du cancer du sein au supermarché, implanté sur la route menant à La Marsa. Nous avons aussi une action qui sera menée en collaboration avec une société privée, spécialisée dans la vente de gadgets. A l’occasion de l’Octobre rose, l’association bénéficiera d’un pourcentage, jusque-là indéterminé, des ventes. D’autres actions seront menées au fur et à mesure du mois. Cela dit, nous allons publier, le 16 novembre 2019, aux Berges du lac à Tunis, des statistiques d’une grande importance, portant sur le cancer du sein, et ce, dans le cadre de la célébration de la Journée de l’AMC. Cet événement sera aussi l’occasion pour publier le bilan annuel de l’association pour l’année 2017/2018.

Comment jugez-vous la prise en charge des malades du cancer en Tunisie ?

La prise en charge implique tout un système. Or, le ministère de la Santé publique n’est pas en train de jouer son rôle comme il se doit. On a même l’impression qu’on mise plus sur le buzz que sur l’efficacité, en optant pour des actions captivantes alors qu’il conviendrait de trouver des solutions aux problèmes persistants qui ne sont point des moindres. La lutte contre le cancer du sein et l’amélioration de la prise en charge des malades doivent impliquer toutes les parties prenantes, notamment les structures étatiques, privées et la société civile. Personnellement, je ne vois aucune amélioration en matière de prise en charge des malades. Et pour preuve, la mortalité chez les femmes atteintes par cette maladie continue de nous intriguer, et ce, à défaut d’une bonne prise en charge.

Quelles sont, à votre avis, les lacunes de la prise en charge des malades du cancer du sein auxquelles il convient de remédier ?

Les lacunes touchent à toutes les étapes du protocole auquel se confrontent les malades durant leur quête de guérison. Dans la salle d’attente d’à côté, une femme est venue pour demander de l’aide avant d’aller à son rendez-vous pour bénéficier enfin d’une mammographie ; un rendez-vous qui lui avait été fixé il y a un an ! Certaines femmes viennent de prendre des rendez-vous pour 2022 alors que leur état de santé implique des examens urgents. Ce décalage entre la consultation primaire et les examens joue au détriment des malades. Pour se faire opérer, des femmes doivent patienter six mois. Les rendez-vous pour des séances de radiothérapie oscillent entre six mois et un an ! Seule la chimiothérapie semble plus ou moins accessible aux malades en matière de temps. Et au moment où ces femmes —issues d’un milieu social moyen voire précaire— sont dans l’attente de leur tour pour bénéficier d’un examen vital, le cancer, lui, avance à pas sûrs ! Le facteur temps est crucial dans la lutte contre le cancer. Dans le cas de la métastase osseuse, par exemple, il est déterminant. Le risque de mortalité est encore plus redoutable à cause du délai d’accès au traitement. Pour éviter ces interminables attentes, certaines femmes recourent à l’association, sollicitant ainsi une aide financière qui leur permettrait de bénéficier des examens ou des interventions chirurgicales dans le secteur privé.

Autre bémol qui ponctue, immanquablement, le protocole de la prise en charge des malades du cancer dans le secteur public : la perte des dossiers ! Il est important pour toute personne atteinte de cette maladie et comptant sur le secteur public pour se rétablir de s’attendre à ce que son dossier disparaisse à une étape ou à une autre du parcours de soins.

Cette perte du temps entrave forcément la guérison !

Tout à fait ! Or, l’objectif fondamental de la lutte contre le cancer du sein c’est, justement, de le dépister précocement afin de pouvoir bénéficier au plus vite des traitements appropriés. Il suffit de dépister un petit nodule, de le diagnostiquer et de le traiter à temps pour optimiser les chances de guérison et éviter même l’ablation du sein. Aussi, la bonne prise en charge des malades du cancer du sein dépend-elle étroitement —et injustement— des moyens financiers du malade. Pour une malade aisée, l’accès aux soins et aux traitements appropriés ne pose pas de problèmes. Pour les malades à faibles ou à moyens revenus, c’est une autre paire de manches…

Mais l’AMC travaille conjointement avec les instances publiques dont le ministère de tutelle et l’hôpital Salah Azaïez ! Cette coordination n’aurait-elle pas un impact positif sur ce protocole ?

La coordination avec le ministère de tutelle est, actuellement, au point mort. Il y a un sérieux blocage et une absence totale de communication entre l’AMC et le ministère de la Santé publique. Pour l’AMC, les campagnes de dépistage et les actions de sensibilisation sont importantes mais ponctuelles. Cela dit, nous travaillons sur le terrain d’une manière ininterrompue, telle une administration à plein temps. Nos interventions tournent autour de l’assistance sociale, administrative, psychologique, financière. Nous faisons l’acquisition des médicaments au profit de malades dans le besoin. Nous avons un foyer d’hébergement et de prise en charge alimentaire gratuits au profit des malades venant des régions pour des consultations, des examens et des séances de chimiothérapie ou de radiothérapie. Nous payons le loyer pour bon nombre de malades démunis. Nous avons même financé l’acquisition d’un échographie au profit de l’hôpital Salah Azaïez ; un équipement qui nous a coûté 216 mille dinars, et ce, dans le cadre d’une convention censée permettre aux malades de bénéficier des examens par échographe mammaire à temps. Ce principe n’est, curieusement, pas toujours respecté. La plupart des équipements indispensables à la prise en charge des malades à l’hôpital Salah Azaïez —notamment le mammographe, le scanner— sont en panne ! Le service de radiologie à l’hôpital Salah Azaïez est souvent fermé ! Et au lieu de réfléchir sur l’amélioration de la prise en charge en renforçant les équipements fondamentaux à cet effet, le ministère se penche sur la réalisation d’une campagne faramineuse, portant sur le dépistage du cancer du sein auprès de 500 mille femmes au bout de dix jours ! Admettons que cette campagne aboutisse au dépistage du cancer chez 0,5% de la population ciblée, soit 700 femmes atteintes du cancer du sein. Comment peut-on gérer cette situation ? Par quels moyens ? Le système de la Santé publique est inapte à prendre en charge les cas déjà décelés dans les règles de l’art ! Aurait-il les moyens pour accueillir des centaines de nouveaux cas ?

Autre point tout aussi important à soulever : la cherté et l’indisponibilité des médicaments anti-cancéreux. Les malades ne trouvent ni équipements ni médicaments dans les structures publiques. Elles viennent demander de l’aide pour que l’association leur achète les médicaments qui sont fort coûteux. Même les implants nécessaires au traitement par chimiothérapie et les seringues adaptées à cet effet sont indisponibles dans nos hôpitaux, ce qui est aberrant ! Encore faut-il attirer l’attention sur les médicaments génériques que recommandent certains médecins à défaut de disponibilité des médicaments basiques. Les formules génériques doivent être soumises, continuellement, à des contrôles afin d’éviter que le médicament ne se convertisse en un agent nocif.

Que recommandez-vous donc ?

Il faut prendre au sérieux la santé publique et charger des personnes honnêtes et intègres pour sauver ce système. Il convient aussi d’instaurer un plan de lutte contre le cancer en bonne et due forme ! Il faut allouer un budget à même de permettre de relever les défis, réussir ledit plan et mettre en place des registres portant sur les besoins en matière d’équipements indispensables à la prise en charge des malades ! Je recommande aussi de mettre en place des registres sur le cancer ; des registres qui prennent en compte les nécessités d’une bonne prise en charge. Mieux vaut d’ailleurs opter pour des plans stratégiques pour chaque pathologie.

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