Hédi Khélil, universitaire, critique de cinéma et ancien collaborateur de «La Presse», vient de publier aux éditions Éric Bonnier, son nouveau livre intitulé Le cinéma saoudien : Le parcours, la trace et les prévisions.
C’est probablement son meilleur livre sur le cinéma, pour quatre raisons majeures. La première : une indépendance d’esprit et un ton frondeur alors que l’auteur exerce toujours dans ce pays. La deuxième : la densité de la documentation filmographique effectuée, puisqu’elle couvre quatre décennies, de 1977 à 2019. La troisième : l’intérêt accordé à de nouvelles préoccupations inhérentes à son approche des films, à savoir le scénario et le storyboard.
Enfin, la quatrième raison, et sans doute la plus importante : au-delà d’une réflexion sur le cinéma saoudien, c’est, en réalité, à la société saoudienne que s’intéresse Khélil, à ses structures mentales, aux rapports des Saoudiens avec le rire, les objets, la culture et leur Histoire. D’où l’émergence, dans ses références, de deux livres clés La psychologie des foules (1895) de Gustave Le Bon et les images qui mentent. Histoire du visuel au XXe siècle (2000) de Laurent Gervereau.
La structure : cinq parties
Préfacé par Bertrand Cabedoche de l’Université de Grenoble, spécialiste en communication, le livre de Hédi Khélil sur le cinéma saoudien se compose de cinq parties. La première partie, à caractère historique, porte sur les premiers pas du cinéma saoudien qui a vu le jour à la fin des années 1970 alors qu’il n’y avait aucune industrie cinématographique existante. Dans ce défrichement historique, l’auteur se focalise sur celui qu’on considère comme étant le «pionnier» du Cinéma saoudien, Abdallah El-Mhissen, ainsi que les quatre films qu’il a réalisés, trois documentaires, Assassinat d’une ville (1977) sur la guerre civile au Liban, L’Islam, le pont de l’avenir (1982), Le Choc (1991) sur l’occupation du Koweit par l’armée irakienne et Les ombres du silence, long-métrage de fiction projeté à Cannes en 2006.
L’auteur mentionne également les personnes qui ont joué un rôle déterminant, en dépit des entraves de toutes sortes, dans la propagation de la culture cinématographique et de la diffusion des films en Arabie, pendant les années 1960 et 1970, dont, entre autres, le regretté Foue Jemjoum, homme d’affaires et mécène culturel et social. Puis, il évoque, maints détails à l’appui, le violent coup d’arrêt qui a frappé le monde des arts et des loisirs en Arabie Saoudite, à partir des années 1980, notamment après «l’affaire de Jhimène», en novembre 1979, qui a vu un commando de fondamentalistes religieux, dirigé par le dénommé Jhimen El-Oteïbi, donner l’assaut à la Mecque en plein pèlerinage.
Les deuxième et troisième parties du livre sont centrées sur Salah Fouzan, producteur et scénariste saoudien, qui a fait l’ensemble de sa carrière en Égypte ainsi que sur son scénario, en date de 1996, les années de la miséricorde, resté depuis lettre morte et au financement duquel avait initialement contribué le producteur tunisien Hassen Daldoul. On lira, tout d’abord, un long entretien fait par l’auteur à Riyad dans lequel Fouzan parle de sa gratitude envers le Pays du Nil qui l’a accueilli, durant quinze ans, de 1984 à 1999, et de son infinie reconnaissance à Mahmoud Ben Mahmoud, réalisateur tunisien, qui l’a initié à l’écriture du scénario et à l’art de la mise en scène. Quant à la quatrième partie, la plus dense, elle est consacrée au corpus filmographique saoudien, de 1977 à 2019, tous genres confondus, moyennant fiches techniques, CV des auteurs et appréciations critiques. Enfin, la cinquième partie porte sur des analyses filmiques, à la lumière des films visionnés par l’auteur.
Des blocages structurels
Évoquant les graves carences dont pâtit la relance du Cinéma Saoudien, après une interruption de plus de trois décennies, Hédi Khélil déplore l’absence de culture cinématographique chez beaucoup de jeunes cinéastes saoudiens qui raffolent de «belles images», de «prouesses techniques» mais auxquels il manque un «projet de regard» sinon d’une vision, un style, bref une âme. Tout en saluant le courage, la persévérance et la ténacité de quelques cinéastes saoudiens qui commencent à s’illustrer, notamment dans les festivals internationaux, il relève le cumul des tâches auquel s’adonnent plusieurs réalisateurs saoudiens, à la fois monteurs, preneurs de son, décorateurs, maquilleurs, cumul qui, à long terme, ne peut être que préjudiciable.
L’auteur fait part également de la pénurie de longs-métrages de fiction dans un paysage cinématographique saoudien dominé essentiellement par le court-métrage et le documentaire. Or, selon lui, un cinéma ne peut pas évoluer sans fiction qui est le genre le plus apte à révéler de l’invisible, à libérer l’imaginaire et à contourner les interdits. Dans ce contexte, il s’étonne de l’absence quasi-totale de visibilité des films saoudiens, en Arabie Saoudite, auxquels les cinéphiles ne peuvent accéder que par le biais de YouTube ou à l’occasion de festivals régionaux. Dans un pays qui s’apprête à organiser, pour la première fois de son Histoire, le Festival Cinématographique International de La Mer Rouge, à Djedda, du 20 au 28 mars 2020, cette absence de films nationaux dans des salles de cinéma d’un luxe et d’un confort qui dépassent l’imagination, nuit à l’émergence d’un cinéma saoudien qui se cherche des opportunités de diffusion plus efficientes et sur la durée.
Le meilleur
C’est dans la cinquième partie surtout, intitulée Dissonance et justesse, que Hédi Khélil renoue avec sa démarche privilégiée dans l’analyse des films, pelliculaire, centrée sur des éléments ténus, à peine perceptibles, en fonction desquels se décide justement la sémantique du film, à l’instar de ce qu’a fait le regretté Abdelwaheb Meddeb qu’admire beaucoup l’auteur, dans ses lectures de certaines films arabes (La noce du Nouveau Théâtre, Journal d’un substitut de campagne de Taoufik Salah, Le Facteur de Houcine Kamel, ou Chergui de Moumen Smihi, etc.), publiées dans la prestigieuse revue parisienne Les Cahiers du Cinéma, en 1976.
C’est notamment dans la section sur les modes de présence des objets dans le cinéma saoudien que s’affirme cette approche fétichiste. L’auteur se focalise sur trois objets, la porte, toujours fermée et qui, même lorsqu’elle s’ouvre, ne dévoile rien ; la cigarette qui fait des siennes en Arabie Saoudite, puisque les gens fument dans la plupart des films saoudiens. Pourtant, dans une société de consommation comme la société saoudienne qui a connu, depuis trois ans, une surtaxation frénétique de tous les produits, le tabac, de plus en plus rare et introuvable, atteint des prix inabordables (entre 16 et 24 dinars le paquet).
Le troisième objet :le rétroviseur de la voiture à travers lequel des jeunes, exaspérés par les injonctions religieuses de leurs parents, les dévisagent en silence avec un regard désapprobateur voire hostile.
Quel que soit le ton adopté, virulent par moments et conciliant dans d’autres, ce livre Le Cinéma Saoudien : Le parcours, la trace et les prévisions est, au fond, un hommage rendu à la culture d’un pays, non seulement à ses jeunes cinéastes, à ses formateurs artistiques, mais aussi à ses écrivains et surtout écrivaines.