« La Tunisie doit s’en tenir à « la realpolitik » (la politique étrangère fondée sur le calcul des forces et l’intérêt national-ndlr). Une diplomatie doit être habile et souple. Ce qu’on appelle l’intelligence des situations», selon le senior expert en géopolitique et prospectiviste tunisien, le directeur du cabinet « Global Prospect Intelligence, Mehdi Taje.
Depuis l’indépendance, la diplomatie tunisienne s’est toujours attachée au principe de la « neutralité positive » en préservant ses relations cordiales avec les différents pays frères et amis. Ainsi la Tunisie a toujours insisté sur le refus catégorique de tout ce qui est de nature à perturber ses relations, basées sur la fraternité et le respect mutuel de la souveraineté nationale. C’est le cas pour le conflit libyen où Tunis a voulu garder la même distance avec les différents belligérants.
« La Tunisie officielle et les partis au pouvoir restent très prudents par rapport à la situation en Libye, et attendent de voir les résultats de cette nouvelle guerre au lieu de prendre position. Ils sont d’abord alignés sur la politique tunisienne et voudraient une stabilisation politique; une solution non-militaire», avance Youssef Cherif, expert en géopolitique et directeur adjoint du bureau de Columbia Global Centers, à Tunis. « Ils savent aussi que la campagne que mènent les troupes de Khalifa Haftar pourrait déstabiliser l’Ouest libyen et provoquer un mouvement important de populations (et d’armes) vers l’Ouest et les frontières tunisiennes et algériennes. Il y a en plus la crainte que certains groupes radicaux se retournent vers nos frontières (et celles de l’Algérie) pour se venger ou pour se réfugier, si l’étau se resserre. Les autorités et les partis du pouvoir évitent donc de critiquer les deux parties en guerre ou de soutenir l’un contre l’autre. C’est un peu la même position qu’en 2011 lors de la guerre civile en Libye lorsque les autorités ont gardé le contact avec les deux côtés», ajoute-t-il.

La « neutralité positive » en question
Mais tout porte à croire qu’avec les récents évènements depuis le lancement d’une offensive du maréchal Haftar, le 4 avril, contre Tripoli, ce principe de la « neutralité positive » a tendance à isoler la diplomatie tunisienne à l’échelle régionale en la mettant « hors-jeu » comme en témoigne le récent mini-Sommet africain tenu au Caire à l’initiative du président égyptien Abdelfattah Sissi.
Selon Dr Rafaa Tabib, spécialiste du dossier libyen et expert à l’Institut tunisien des études stratégiques (Ites), « Haftar contrôle désormais 85% du territoire libyen. ».
« La position du gouvernement tunisien vis-à-vis du conflit libyen reflète une certaine méconnaissance de la réalité du terrain», souligne-t-il. Rafaa Tabib rappelle, également, que la diplomatie tunisienne avait, depuis le déclenchement du conflit inter-libyen en 2014, misé sur le parti islamiste « Fajr libya ».  «Aujourd’hui, ce parti s’est disloqué et n’a plus de présence notoire dans la Tripolitaine», fait-il savoir.
De son côté, le Senior expert en géopolitique et prospectiviste tunisien, le directeur du cabinet Global Prospect Intelligence, Mehdi Taje, pense que la Tunisie a déjà opéré « quelques entorses dans le principe de la neutralité positive en laissant passer des armes vers le territoire libyen dès 2011. ».
D’ailleurs, « tous les pro-Kadhafi ainsi que toutes les milices et les tribus (Ex: les Kadhafa, les Mgarhas, les Ouerfella, etc.), qui soutiennent aujourd’hui Haftar ne l’ont pas oublié et ne l’oublieront pas», note l’expert.
Et d’après R. Tabib, les rangs de l’armée de Haftar comptent plusieurs soldats d’élite aguerris aux combats et d’ex-officiers de l’armée de Kadhafi, ayant notamment servi dans la fameuse « Brigade Khamis » du 7e et dernier fils de Mouammar Kadhafi, Khamis.
Or, la situation sur le terrain a beaucoup évolué et les rapports de force ont changé sans compter des soutiens de plus en plus manifestes de Moscou, de Paris, de Riyad, d’Abu Dhabi et tout récemment de Washington à l’homme fort de l’Est libyen.
« Les Tunisiens préfèrent aussi ne pas mettre en péril leurs relations avec les soutiens internationaux de Haftar, à savoir les Saoudiens, les Egyptiens, les Emiratis, les Français et l’administration Trump aux Etats-Unis», mentionne Youssef Chérif. « Certains à Tunis, par ailleurs, soutiennent Haftar et pensent que son action pourrait être salvatrice en Libye.».

« On ne peut négliger un acteur comme Haftar »
En revanche, à l’état actuel des choses, selon Mehdi Taje, la diplomatie tunisienne devrait être plus pragmatique.
« La Tunisie doit s’en tenir à « la Realpolitik » (la politique étrangère fondée sur le calcul des forces et l’intérêt national-ndlr). Une diplomatie doit être habile et souple. Ce qu’on appelle l’intelligence des situations. Certes, pour la sécurité de nos frontières, ce qui se passe dans la Tripolitaine nous intéresse fortement, mais on ne peut pas négliger un acteur comme Haftar. Or, malheureusement, nous l’avons négligé », ajoute le senior expert.
Un avis amplement partagé par Dr Rafaa Tabib qui rajoute une couche en soulignant le cas des blessés des forces pro-gouvernement d’union nationale (GNA), qui selon lui, ont eu la possibilité de recevoir des soins sur le territoire tunisien, ce qui n’est pas le cas des combattants de l’autoproclamée Armée nationale libyenne (ANL).
De ce fait, d’après Dr Rafaa Tabib, la diplomatie tunisienne doit s’adapter au nouveau contexte, voire changer son fusil d’épaule et composer avec le plus fort en Libye, en l’occurrence, ici, le maréchal Haftar.
« La Tunisie devrait rejoindre l’axe du président Sissi et des pays qui soutiennent Haftar. D’ailleurs, pourquoi pas ne pas emboîter le pas du président congolais, Denis Sassou-Nguesso qui est à la tête du Haut comité de l’Union africaine sur la Libye? Ce dernier s’est positionné comme un médiateur dans le conflit libyen comme en témoignent ses contacts avec les membres du Haut conseil des villes et tribus libyennes ainsi qu’avec l’Algérie, l’Egypte et les pays du voisinage. », rappelle-t-il. 

La région s’achemine vers une « maréchalisation » du pouvoir
« Il faut savoir que Haftar ne cherche pas à en finir avec le gouvernement d’union nationale (GNA) et son Premier ministre Fayez el-Sarrraj. Le maréchal Haftar ne cherche qu’à contrôler les quatre principaux quartiers de la capitale libyenne, un réservoir électoral de plus d’un million d’âmes en vue des prochaines élections. Or ces zones à forte densité de population sont sous le contrôle de brigades et de milices islamistes qui s’opposent à l’inscription des Libyens sur des listes électorales», renchérit-il.
Enfin, le senior expert en géopolitique, Mehdi Taje, pense que la région s’achemine vers une « maréchalisation » du pouvoir (l’Egypte, le Soudan et l’Algérie) et que la Tunisie — « l’unique îlot démocratique » —  devrait changer d’approche et s’aligner sur les nouveaux rapports de forces en privilégiant ses intérêts nationaux.
Une vision que partage le secrétaire général du parti Machrouû Tounes, Mohsem Marzouk qui  a publié le 7 avril sur sa page Facebook le statut suivant:
«Nous pensons que l’intérêt de la Tunisie et de l’Afrique du Nord en général converge avec les efforts déployés par l’Armée nationale libyenne (ANL) pour lutter contre le terrorisme, l’extrémisme et la prolifération anarchique des armes», a-t-il écrit.

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