Alors que toute la vie culturelle est mise en veilleuse, les gens de la culture se retrouvent dans le flou quant à leur situation professionnelle et financière. Acteurs, techniciens, freelancers et autres acteurs de la scène culturelle ne voient pas le bout du tunnel. Chiraz Laâtiri, fraîchement nommée à la tête du ministère des Affaires culturelles, et son équipe se sont retrouvés face à l’énorme défi de gérer la crise et de donner des réponses rapides, pratiques et opérationnelles pour venir en aide à tout un secteur gravement sinistré. Entretien.
Notre priorité actuellement à court terme est de réformer ce régime de sécurité sociale des artistes et on va le faire avec l’accord de la Cnss et le ministère des Affaires sociales.
Vous êtes arrivée au ministère des Affaires culturelles avec une vision et une stratégie et vous vous retrouvez au cœur d’une crise qui ébranle le secteur culturel déjà fragile et en déficit structurel… Tout est-il actuellement remis en question ?
Certes, j’aurais aimé vous donner cette interview pour vous présenter ma vision et mon programme pour la culture, mais il s’avère que dès les premières semaines au ministère des Affaires culturelles, on se retrouve tous au cœur d’une crise sanitaire qui a complètement bouleversé non seulement le paysage culturel en Tunisie, mais aussi le monde entier. Cette crise a, tout de suite, suscité la prise de grandes mesures douloureuses de préventions strictes pour contenir la propagation du virus, et on a vu des espaces culturels fermés, des tournages arrêtés, et par conséquent, il y a tout l’écosystème culturel qui se retrouve sans travail, voire en chômage technique dans une situation de précarité qui est conséquente.
Aujourd’hui, il y a près de 30 mille personnes entre techniciens, artistes et freelancers qui travaillent dans le secteur culturel dont 30% qui n’ont pas un salaire fixe et se trouvent sans soutien face à une situation à laquelle ils ne sont pas préparés.
Evidemment, il y a une grande remise en question dont les plus importantes : Pourquoi on se retrouve dans cette situation de précarité ? Quels sont les disfonctionnements ? Qu’est-ce qui fait que nous avons de grands noms, de grands artistes et de grands techniciens qui se retrouvent dans cette situation de fragilité financière ?
La situation actuelle impose des mesures d’urgence auprès d’acteurs culturels qui vivent dans la précarité, pratiquement, comment le ministère prévoit-il d’intervenir ?
Ce que nous avons entrepris dans l’urgence rentre dans un des axes de ma vision et de mon projet de départ ; car à la base, j’ai toujours cru que ce secteur a besoin d’une restructuration de fond où l’on doit préciser le statut de l’artiste et également réformer le régime de sécurité sociale de l’artiste, du créateur et de l’intellectuel.
De ce fait, j’ai convaincu le chef du gouvernement et le ministre des Finances de créer un fonds qui vient en réponse à des mesures d’urgence auprès d’acteurs culturels qui vivent dans la précarité.
Alors le Fonds Relance Culture est doté de trois missions : la première est immédiate, elle vient en soutien aux personnes physiques, c’est-à-dire artistes, freelancers, techniciens et autres acteurs qui se retrouvent sans ressources.
La 2ème mission consiste en l’accompagnement des opérateurs culturels qui ont été lésés par la fermeture de leurs espaces et l’arrêt de leur activité.
La 3ème mission est la plus difficile et la plus délicate, celle de la relance de la vie et de l’activité culturelle. Car, à mon sens, il est plus facile de fermer des espaces et d’arrêter des tournages que de relancer une économie culturelle fragile qui se base sur des PME.
Il ne faut jamais oublier que les créateurs et les artistes tunisiens ont hissé le drapeau tunisien très haut, et que nous avons connu, durant ces dernières années, le rayonnement de nos œuvres culturelles, tous secteurs confondus. Cette fierté n’est autre que le fruit de la symbiose entre tous les opérateurs culturels, artistes et techniciens et ce serait du gâchis de laisser mourir cette économie.
On n’a vraiment pas besoin de cette boulimie de festivals pour lesquels le ministère de la Culture a mis beaucoup de moyens.
Plus clairement, en quoi consiste le fonds Relance Culture, comment ça fonctionne, ses prérogatives et ses priorités ?
L’idée de soutenir tous ces opérateurs culturels, à savoir les personnes physiques ou morales, est orchestrée autour d’une volonté de restructurer et de réguler le secteur. On voit beaucoup de situations de précarité qui sont dues au fait que des artistes et des intervenants, d’une manière générale, et des ressources humaines du secteur culturel n’adhèrent pas au régime de sécurité sociale, ne connaissent pas la mutuelle des artistes ni l’Otdav (Organisme tunisien des droits d’auteur et des droits voisins) et cela fait qu’ils se retrouvent dans un système marginal non formel et s’adressent au ministère de la Culture d’une seule et unique identité qui est leur nom, prénom et numéro de la CIN.
Aujourd’hui, il est important de réguler toute cette situation et le fonds est basé sur le principe d’incitation de tous les acteurs qui vont bénéficier d’une aide pour adhérer à un régime de sécurité sociale, à la mutuelle des artistes et à l’Otdav.
Nous proposons divers scénarios, mais le principe et la philosophie se basent sur le fait que le candidat qui postule pour cette aide (via une inscription en ligne) va tout d’abord recevoir un kit, il va y avoir : son adhésion à la mutuelle des artistes pour un trimestre, son adhésion à l’Otdav pour un an et un formulaire pour adhérer à la Cnss au régime des artistes et des créateurs.
Evidemment, ce fonds va fonctionner avec une gouvernance transparente, claire et différente de ce qu’on avait connu auparavant.
Je voudrais dire une chose, ce régime n’est pas parfait et il mérite une réforme urgente et aujourd’hui, nous avons un accord avec le ministère des Affaires sociales afin d’entamer une réforme urgente pour qu’il prenne en compte l’aspect intermittent de l’activité de l’artiste et des autres opérateurs culturels pour augmenter la pension de retraite minimale de 200 à 550 dinars.
Notre priorité actuellement à court terme est de réformer ce régime de sécurité sociale des artistes et on va le faire avec l’accord de la Cnss et le ministère des Affaires sociales.
Voilà une crise sanitaire qui a démontré encore plus la fragilité du secteur et la précarité de ses acteurs et structures (la couverture sociale, le statut de l’artiste, l’entrepreneuriat culturel et la fragilité de son financement), quel rôle y jouera le ministère pour enfin organiser et structurer une fois pour toutes tout cela ?
Mon objectif est de recréer un rapport de confiance et un pacte moral entre le ministère des Affaires culturelles et les intervenants dans le secteur culturel. Il faut sortir de la marginalité, veiller à être dans un régime transparent.
Ce gouvernement a dans son ADN un certain équilibre social pour tous les citoyens et voilà qu’on reparle de l’ascenseur social, mais on ne peut pas parler de ce concept si la personne qui le monte n’adhère pas à des dispositifs qui sont là pour veiller à sa dignité et à son équilibre social et familial.
Toute cette motivation vient de ce fait qu’on profite de cette crise pour à la fois aider et soutenir les intervenants, mais aussi structurer et réguler la relation et bâtir sur de bonnes bases, surtout que nous avons lancé l’urgence de reprendre le débat sur le statut de l’artiste et accélérer son passage à l’Assemblée des représentants du peuple.
Certainement, vous vous imposez une politique à deux vitesses : l’urgence et la relance …
C’est vrai qu’il y a deux vitesses, la 1ère vitesse est celle de l’urgence qui va répondre aux appels de secours et qui va soutenir 5 à 9 mille familles du secteur culturel et la 2e vitesse est celle de la relance qui est la plus importante car il est très difficile de prendre l’activité et de faire revivre une économie qui est à la base fragile.
Je reste convaincue que si jamais on ne fait pas le nécessaire pour sauver le secteur culturel, nous pouvons nous retrouver dans quelques mois dans une nouvelle forme d’épidémie, une épidémie qui est foncièrement liée à une absence d’offre culturelle où le Tunisien n’aura aucune soupape.
L’absence de la culture peut provoquer un déséquilibre sociétal qui peut mener à de nouvelles formes d’extrémisme.
Vous avez déclaré que le ministère de la Culture sera un partenaire, comment cela serait-il possible alors que nous assistons à un retour à l’Etat-providence ?
Le ministère est partenaire, certes, c’est un engagement moral avant tout, bien que l’Etat dans cette crise sanitaire reste le seul garant qui peut avoir un rôle à jouer pour soutenir et pour sauver. Ce partenariat, pour moi, a beaucoup de sens, il dépasse le partenariat contractuel entre le ministère et l’intervenant culturel, c’est une promesse d’aller vers des débats d’idées, changer un peu notre réalité dans le secteur culturel. Je reste convaincue que le potentiel existe, que les créateurs existent, que les techniciens, les freelancers sont aussi très engagés. La société civile est aussi là en vrai partenaire pour la culture, nous avons aussi des bailleurs de fonds qui nous sont fidèles et qui étaient parmi les premiers qui ont répondu présent pour alimenter le fonds Relance Culture. Tout est une question de temps, de compréhension et de confiance. Pour moi, il faut, tout d’abord, créer un pont de confiance et un contrat moral entre le ministère de la Culture et tous les intervenants de l’écosystème culturel.
J’ai convaincu le chef du gouvernement et le ministre des Finances de créer un fonds qui vient en réponse à des mesures d’urgence auprès d’acteurs culturels qui vivent dans la précarité.
L’après-coronavirus, comment se fera la relance, quand, par quels moyens et selon quelle stratégie ?
Avant la fin de l’épidémie, la relance sera possible, elle sera une relance digitale, nous allons lancer des appels à projets pour tout type de production digitale qui peut être une alternative à la consommation culturelle classique et conventionnelle ; et après le corona, nous allons accompagner tous les projets qui peuvent impacter et changer le paysage culturel. De Même, dans ma vision et mon projet pour le ministère de la Culture, j’insiste sur une vraie décentralisation qui va créer une dynamique à la fois culturelle et économique dans chaque région. Je tiens à faire évoluer le rôle de la maison de la culture qui peut être un vrai incubateur culturel. j’ai envie que les choses se font localement dans les régions et que les partenaires de l’écosystème régional, le patrimoine culturel existant, les partenaires publics et privés… toute cette dynamique que nous voulons créer représente l’essence même du projet de décentralisation avec aussi un appel pour aller vers le partenariat public privé (PPP) qui peut changer la donne dans de telles circonstances. Je pense que les grands axes de mon projet sont en train d’être mis en œuvre même dans cette crise, notamment la mise à niveau, la modernisation de l’administration culturelle. Aller plus vers un projet citoyen et sociétal et définir par conséquent des mécanismes institutionnels règlementaires et financiers, ce qui est le cas du fonds de Relance Culture.
Qu’en est-il des festivals qui pullulent tout au long de l’année ?
On n’a vraiment pas besoin de cette boulimie de festivals pour lesquels le ministère de la Culture a mis beaucoup de moyens. Ces festivals restent des moments éphémères et n’offrent pas non plus des programmes structurants et structurés pour l’économie culturelle.
Une fois passée cette crise, quels seraient les axes de votre projet ?
Favoriser l’inclusion et renforcer les initiatives entrepreneuriales dans le secteur culturel. Encourager le partenariat public-privé et aussi soutenir toutes les initiatives qui vont dans les sens du développement des industries culturelles et créatives, toutes spécialités confondues. Il est aussi important d’investir dans l’effectif du secteur culturel et de mettre en avant, à travers le développement culturel et artistique et créatif, un développement linguistique autour de l’identité tunisienne multiple qui est à la fois arabe, francophone, africaine, maghrébine, méditerranéenne à mettre en valeur et à exploiter ses opportunités. Le digital est notre rendez-vous à ne pas rater pour passer à la transformation digitale et exploiter ses technologies dans le milieu culturel. Cette crise va aussi nous pousser à collaborer d’une manière transversale avec les différents secteurs qui sont les grands sinistrés de cette crise : l’éducation, la recherche scientifique, la jeunesse, le tourisme, la santé, l’environnement… Des projets inter-secteurs seront une vraie alternative pour les mois à venir.