Dans son récent rapport sur l’évaluation de l’impact sur la concurrence en Tunisie, l’Organisation de la coopération et du développement économiques (Ocde) a consacré tout un chapitre sur le secteur du commerce intérieur et plus particulièrement sur le commerce de gros et celui de détail, relatifs aux produits alimentaires et énergétiques basiques. Un zoom qui tend à examiner de près les problématiques dudit secteur, à cerner les lacunes d’ordre institutionnel et juridique entravant l’essor escompté du commerce.
Mais avant toute analyse, il convient de revenir sur l’ampleur du secteur en tant que pilier fondamental à l’économie. En Tunisie, et selon les chiffres relatifs à 2017, le commerce accapare 9,4 % du PIB et 13% de l’emploi formel, soit 6,3% dans le commerce de gros et 5,7% dans celui de détail. Il ne compte pas moins de 240.757 entreprises de commerce de détail et 53.855 autres dans le commerce de gros. Il semble tenir le coup en dépit des soubresauts politiques et économiques, poursuivant une courbe croissante depuis 2010, et ce, malgré la crise post-révolutionnaire. D’ailleurs, sa valeur ajoutée enregistrée en 2017 équivaut à 23% de la valeur ajoutée du secteur des services, maintenant ainsi une croissance annuelle 9,1%. Autres données à prendre en considération : 94% des entreprises relatives au commerce de détail ne sont autres que des personnes physiques à zéro salarié. Cette catégorie d’entreprises individuelles représente 40% des entreprises du commerce de gros, et ce, selon les statistiques de 2019.
L’arbre qui cache la forêt
Manifestement, ces données reflètent une certaine stabilité rassurante, contrairement à d’autres secteurs tout aussi stratégiques. Cependant, des lacunes caractérisent ce commerce et méritent d’être examinées à la loupe. La croissance salariale semble stable depuis 2010 avec 140 mille salariés contre une évolution quantitative positive des entreprises. Le présent rapport montre, en effet, que la croissance annuelle du nombre d’entreprises du commerce de détail est de 3,2%. Pour ce qui est du commerce de gros, la hausse est de 5,6%, et ce, depuis deux décennies. En 2017, 38 % des entreprises actives relèvent du secteur.
L’Ocde met en lumière, dans ce chapitre, le commerce des produits alimentaires et énergétiques de base pour la période 2010/ 2017. Durant cette phase, le chiffre d’affaires du commerce de gros a enregistré une modeste évolution de l’ordre de 1,3% contre 2,2% pour le commerce de détail.
La stabilité — quoique salutaire pour une période placée sous le signe de la crise — explicite les problèmes d’ordre structural et politique. Il s’agit d’un arsenal juridique peu adapté au contexte actuel et aux exigences et du marché et des consommateurs. L’Ocde constate que certaines lois sont devenues obsolètes à cause des pratiques quotidiennes, perpétuées par les parties prenantes, lesquelles ne riment pas avec lesdits textes. Elle montre aussi du doigt la non-application des lois fraîchement établies et qui, à cause de leur aspect contradictoire avec les anciennes lois toujours en vigueur, créent un véritable flou réglementaire. «La législation dépassée et obsolète doit être définitivement abolie ou modifiée afin d’atténuer cette incertitude et de créer un environnement plus clair et propice aux investissements».
Le premier programme d’ajustement structurel du FMI a permis, en 1991, la mise en place de la loi relative à la concurrence et aux prix. Avant l’instauration de ce texte juridique, seul l’Etat détenait la fixation des prix des produits alimentaires notamment les fruits, les légumes et les viandes ainsi que les produits énergétiques vitaux. Ces produits sont répartis en trois listes bien définies. La liste A comprend 16 produits, comme la farine, le pain et les pâtes, l’huile, le sucre, le papier, le thé, les carburants, le gaz, l’électricité, l’eau, les médicaments, etc. Les produits inscrits sur la liste A et d’autres sur la liste B bénéficient d’un contrôle régulier des prix et de subventions de l’Etat.
Une politique commerciale désuète
Il faut dire que le commerce de gros et de détail est régi par ces deux principes essentiels qu’assurent aussi bien les institutions de l’Etat que la législation, notamment le contrôle des prix et la subvention des produits basiques à la consommation. Deux principes justifiés par le souci de garantir aux catégories sociales à faible revenu l’approvisionnement en produits élémentaires, d’assurer une production suffisante et de réguler le marché. Cependant, les produits de la liste A et de la liste B sont, selon l’Ocde, «fixés en deçà du niveau qui prévaudrait en l’absence du contrôle des prix». Aussi, l’organisation appelle-t-elle à la stabilisation des prix via le recours à de potentiels fournisseurs tout en préservant l’accès des ménages à faible revenu auxdits produits, et ce, afin d’équilibrer la balance du marché.
Bien que le recours au contrôle des prix et aux subventions soit monnaie courante dans plusieurs pays de la région méditerranéenne, la Tunisie semble opter pour un excès de zèle. Si, dans les pays frères et amis, les restrictions sont limitées et les subventions modérées, elles sont importantes et gonflées, dans notre pays. D’ailleurs, depuis 2016, le pourcentage du PIB alloué aux subventions sur les produits énergétiques et alimentaires a sensiblement augmenté, dépassant ainsi ceux appliqués dans les pays frères et amis comme le Maroc, l’Egypte, la Jordanie, etc. L’Ocde juge que la politique de contrôle des prix à long terme ne sert ni les consommateurs ni les producteurs. Ces derniers se trouvent dans l’incapacité de développer leurs activités de production et de distribution et de baisser ainsi les prix de leurs produits. Pis encore : le contrôle des prix à long terme engendre souvent ou des pénuries ou des excédents de production ; une situation couramment constatée en Tunisie, qui ne s’adapte aucunement avec les marchés concurrentiels et nuit et aux producteurs et aux consommateurs. Une situation qui persistera en l’absence d’une actualisation régulière des listes des produits subventionnés. Pis encore, la situation s’avère encore plus épineuse, puisqu’elle ouvre la voie au marché parallèle et nuit sensiblement et au secteur et à l’économie.
Libéralisation progressive des prix
Partant de ces constats, l’Ocde s’interroge sur l’efficacité de la politique du contrôle des prix et des subventions de l’Etat sur les produits alimentaires et énergétiques non seulement sur l’approvisionnement, sur l’accès des ménages à faible revenu auxdits produits mais aussi sur la lutte contre l’inflation économique dont le taux ne cesse de grimper… L’Ocde avertit que «dans ce contexte, toute tentative future de maîtrise de l’inflation par des politiques de contrôle des prix nécessitera de la part de l’administration tunisienne d’augmenter systématiquement les subventions ce qui pourrait non seulement renforcer les distorsions sur le marché, mais aussi être peu soutenable à long terme d’un point de vue budgétaire». Elle recommande de trouver une politique alternative, plus adaptée aux exigences du marché en optant, progressivement vers la libération des prix tout en veillant sur un suivi régulier des conditions et des exigences du marché et en adoptant une nouvelle démarche tout aussi impérative qu’est l’actualisation régulière des listes des produits soumis au principe des subventions. L’Ocde suggère aussi la substitution des programmes de subventions par «un système de ciblage et de transferts directs aux ménages à faible revenu». Pour l’Ocde: «Une politique de libéralisation bien conçue implique non seulement de supprimer la réglementation des prix mais aussi d’assurer que la concurrence opère correctement sur les marchés pour que le consommateur puisse profiter des bienfaits de la libéralisation».