Illustration: Le drapeau du Liban durant le mandat français (1920-1943)
Par Abdel Aziz HALI
La visite éclair du président français, Emmanuel Macron, au Liban, jeudi dernier, après les tragiques explosions survenues deux jours plus tôt dans les docks du port de Beyrouth a fait couler beaucoup d’encre.
Si les souverainistes arabes ont vu dans l’élan solidaire du locataire de l’Élysée un acte d’ingérence dans un pays indépendant, d’autres ont salué l’initiative macronienne face à l’immobilisme et au mutisme des dirigeants libanais, notamment ses six oligarques, très contestés et conspués par la rue: le président de la République libanaise, le général Michel Aoun (chrétien maronite, militaire de vocation et ex-chef de file du Courant patriotique libre [1]), le cheikh Hassan Nasrallah (chef du « Hezbollah » [2] — littéralement « le Parti de Dieu » — qu’il dirige d’une main de fer dans un gant de velours, depuis le 16 février 1992, juste après la mort d’Abbas Moussaoui), Walid Joumblatt (le principal leader politique héréditaire de la communauté druze du Liban, chef du bloc de la Rencontre démocratique [3] et président du Parti socialiste progressiste), Nabih Berry (président de la Chambre des députés du Liban, depuis 1992, et chef du mouvement « Amal » (Espoir) [4]), Saâd Hariri (chef du Courant du futur [5] et ex-Président du Conseil des ministres libanais) et Samir Geagea (ancien membre des « Kataëb », la milice des Phalanges chrétiennes, dirigées par Bachir Gemayel, et leader des Forces libanaises [6]).
Boosté par une pétition forte de plus de 60.000 signatures, à l’adresse de Paris, afin de remettre le Liban sous mandat français pour une période de dix ans et lancée (comme par hasard la veille de l’arrivée du président français au Liban, le 5 août 2020-Ndlr) sur « AVAAZ.ORG », Macron a brillé de mille feux par son empathie et son sens de l’écoute dans les quartiers dévastés de la « Mère nourricière des lois » (l’un des surnoms de Beyrouth), particulièrement à Gemmayzé.
Doit-on croire au Père Noël ou à la réincarnation du Bon Samaritain ? Un proverbe tunisien vous dira qu’« il n’y a pas de chat qui chasse pour Dieu ».
Le Pays du Cèdre a toujours été le carrefour moyen-oriental de toutes les ingérences. Et si le « Hezbollah » est le pion de Damas au pays de Gibran Khalil Gibran et (principalement) le proxy levantin de la République islamique d’Iran, en offrant à Téhéran un accès sur le bassin méditerranéen tout en maintenant une pression militaire sur Israël; la France et l’Arabie saoudite ont, également, leurs vassaux dans l’échiquier politico-multiconfessionnel de la Suisse de l’Orient.
Bref, entre le marteau du régime syrien et l’enclume de l’État hébreu, la patrie de l’inoubliable Samir Kassir [7] a toujours été un territoire de choix pour qui veut étendre sa présence dans cet État tampon.
Or, avec la montée en puissance des Turcs dans la région MENA, surtout suite à la démonstration de force du président Erdogan en Libye et ses ambitions affichées pour avoir une mainmise sur les réserves de gaz naturel dans la bassin oriental de la Méditerranée, la France ne pouvait rêver d’une telle opportunité pour retrouver son influence de jadis dans le Proche-Orient et contrer les ambitions néo-ottomanes d’Ankara.
En effet, ces derniers mois, la Turquie a déjà entrepris des forages dans les eaux de la République de Chypre: ce qui a été vivement dénoncé par l’Union européenne et la France.
« Les Turcs ont engagé une action de forage dans les eaux sous souveraineté chypriote. Nous avons décidé de mettre en place un régime-cadre de sanctions si, d’aventure, la Turquie poursuivait ces opérations. Nous allons prévoir une présence militaire dans cette zone », a même déclaré Jean-Yves Le Drian, le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, lors d’une audition au Sénat, le 14 octobre 2019.
Après tout, Paris, Nicosie, Athènes et Tel-Aviv pourraient constituer une alliance stratégique pour barrer la route aux visées turques sur les gigantesques gisements gaziers — « Zohr », « Leviathan » et « Aphrodite » — respectivement découverts au large de l’Égypte, d’Israël et de Chypre.
De ce fait, en apportant son soutien à une population libanaise trahie par une classe politique corrompue et une kleptocratie sans vergogne, la France ne pouvait trouver mieux que le cataclysme du 4 août pour se placer devant la communauté internationale comme le sauveur d’un peuple à l’agonie et asphyxié par une crise économique: voilà une excellente porte d’entrée pour mettre un pied dans ce pays meurtri par ses gouvernants pourris.
D’ailleurs, le 22 juillet dernier, le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a déjà rendu visite au Liban pour apporter un soutien financier aux écoles françaises et francophones du Liban.
S’inscrivant dans le cadre de sa politique étrangère, sous l’étendard du « soft power » tricolore, le chef de la diplomatie française a annoncé, le 24 juillet, lors d’une conférence de presse à l’école du Carmel Saint-Joseph de Mechref (Chouf), que quinze millions d’euros seraient mis à disposition du secteur éducatif libanais.
« Nous ne laisserons pas la jeunesse libanaise seule face à cette crise, ce serait un drame pour la stabilité du pays et de la région et un immense gâchis pour la francophonie, et nous ne l’accepterons pas », a-t-il ajouté.
Cependant, il est à rappeler que ces vingt dernières années, la France n’a jamais raté une occasion pour maintenir son influence en Afrique ou au Maghreb. Entre l’Opération Licorne en Côte d’Ivoire, sous la présidence de Jacques Chirac en 2002, pour mettre fin à la crise politique dans les contrées de Félix Houphouët-Boigny, l’Opération Harmattan en Libye, commandée par Nicolas Sarkozy en 2011, pour chasser le colonel Mouammar Kadhafi du pouvoir et l’Opération Serval au Mali, ordonnée par François Hollande en 2013, pour combattre la nébuleuse-djihadiste dans le Sahel, les différents chefs d’Etat français ont toujours agi pour préserver les intérêts de leur nation.
Le général Charles de Gaulle n’a-t-il pas dit, dans un entretien accordé au magazine Paris Match, le 9 décembre 1967, qu’« un grand pays n’a pas d’amis. Les hommes peuvent avoir des amis, pas les hommes d’État » ?
Assurément, il n’y a pas d’aides financières ou des interventions armées qui ne soient armées que de « bona fides » (bonne foi, en latin) voire même de nobles intentions. L’histoire contemporaine des nations nous a appris une chose: toute action diplomatique ou militaire d’une grande puissance au profit d’un pays plus faible n’est que l’arbre qui cache une forêt de calculs stratégiques ou d’intérêts économiques pour ne pas dire une volonté de suprématie hégémonique.
Enfin, comme le disait Voltaire dans son conte philosophique ‘‘Candide ou l’Optimisme’’ (1759): « Le malheur des uns fait le bonheur des autres ».
A.A.H.
[1] – Le Courant patriotique libre: un mouvement politique, connu aussi sous le nom de Parti aouniste (fondé en 1992 par le général Michel Aoun, mais déclaré officiellement comme parti politique en septembre 2005). Il est issu de l’Alliance du 8-Mars (2005) une coalition libanaise regroupant les personnalités et mouvements politiques autour du gouvernement formé par le Premier ministre Najib Mikati de juin 2011 à mars 2013.
[2] – Le « Hezbollah »: un puissant mouvement islamiste chiite libanais, très influent dans le pays du Cèdre et dans la région, fondé en juin 1982, mais révélé publiquement en février 1985.
[3] – La Rencontre démocratique: l’un des cinq principaux blocs parlementaires au sein de l’Assemblée nationale libanaise, composé de 15 députés membres ou proches du Parti socialiste progressiste (une formation politique fondée en 1949 par le chef druze Kamal Joumblatt, père de Walid).
[4] – Le mouvement chiite libanais, « Amal » (Espoir): il fut la branche militaire du « mouvement des dépossédés », fondé par Moussa Sader et Hussein Husseini en 1974, et l’une des plus importantes milices musulmanes durant la guerre civile libanaise avant de s’intégrer au jeu politique libanais.
[5] – Le Courant du futur: un mouvement politique représentant la communauté musulmane sunnite, fondé par l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri.
[6] – Les Forces libanaises, une formation politique issue de l’Alliance du 14-Mars (2005): une coalition libanaise regroupant les personnalités et mouvements politiques qui ont pris part à la révolution du Cèdre à la suite de l’assassinat, le 14 février 2005, de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri.
[7] – Samir Kassir: un journaliste politique — « An Nahar » (principal quotidien libanais), « L’Orient-Le Jour » (quotidien beyrouthin francophone), « Al Hayat » (journal panarabe basé à Londres), « Le Monde diplomatique », « TV5 Monde » et « L’Orient-Express » (mensuel francophone) — et historien franco-libanais assassiné, le 2 juin 2005, à Beyrouth, dans un attentat à la voiture piégée.