Le 15 septembre 2020, les Émirats arabes unis et Bahreïn ont signé avec Israël sous l’égide de l’administration, à la Maison-Blanche, les à Washington, accords d’Abraham — deux traités de normalisation des relations avec l’entité sioniste — accompagnés d’une déclaration tripartite paraphée aussi par le président américain en tant que témoin. Youssef Cherif, analyste politique et chercheur en Relations internationales nous donne sa lecture à propos de ce choix stratégique des ces deux États du Golfe et ses répercussions sur la région ainsi que ses retombées sur le conflit israélo-palestinien. Entretien.


Entretien réalisé par Abdel Aziz HALI

La Presse de Tunisie : La conclusion d’un accord de normalisation entre Israël, les Émirats et Bahreïn a surpris tout le monde. Pourquoi maintenant ?

Youssef Cherif : Il y a d’abord la présidentielle américaine en point de mire. Trump a fait pression pour qu’il y ait un effet d’annonce avant les élections, et ce pour prouver aux donateurs sionistes des USA qu’il s’intéresse à Israël et qu’il est capable de faire la paix au Moyen-Orient (et ainsi d’obtenir leur aide financière pour sa campagne). C’est aussi une manière de montrer à son électorat qu’il a de l’importance à l’international. Enfin, il y a le conflit avec l’Iran dont les prémices apparaissent jour après jour.Trump veut que les ennemis de l’Iran soient dans le même camp pour être prêt si guerre il y a. S’il est réélu, un affrontement militaire avec le régime iranien n’est pas à exclure.

En quoi ces accords sont-sil selon vous stratégiques ? Ces accords ne sont-ils pas surtout motivés par une crainte commune vis-à-vis de l’Iran ?

En fait ces accords n’ont pas beaucoup d’importance. Pour Israël, c’est vrai qu’avoir deux postes avancés face a l’Iran (Bahreïn et les EAU) peut aider dans la balance des forces (l’Iran ayant des postes avancés en Syrie et au Liban: c’est-à-dire aux frontières d’Israël). Pour les États du Golfe, c’est aussi une manière de faire face a l’Iran et de réaffirmer la protection américaine, accentuant, dans le contexte géopolitique global du Moyen-Orient, la césure entre les États sunnites et l’Iran chiite, et traduisant la faiblesse des Palestiniens pour obtenir que se concrétise la solution à deux États. Mais sans appui populaire, ces accords restent fragiles. Les accords qu’a signé Israel avec l’Egypte et plus tard la Jordanie, par exemple, n’ont pas ouvert la voie vers des relations plus étroites entre les peuples de ces différents pays. Dès que la menace iranienne s’affaiblit, ou qu’un mécontentement populaire se fait sentir aux Emirats ou au Bahreïn, ou qu’il y ait un changement de leadership, ces accords se verront menacés. C’est ce qui s’est passé en l’an 2000 lorsque les pays arabes ayant enclenchés des relations économiques ou diplomatiques avec Israel ont fini par fermer leurs antennes de liaison.

Les accords Abraham suscitent autant d’espoirs que d’inquiétudes. Quels impacts auront ces accords sur le processus israélo-palestinien ? Et Concrètement, que vont changer ces accords avec Israël ?

Pour les Palestiniens, ces accords sont désastreux. C’est un signe de plus que les États arabes les abandonnent à leur sort, surtout les monarchies du Golfe (des États riches) sur qui ils pouvaient occasionnellement compter par le passé. La Ligue arabe va être moins ferme — elle est déjà très souple envers Israël — , et les Palestiniens se retrouveront encore sous plus de pressions arabes pour capituler. Les Israéliens, par ailleurs, seront convaincus que quoi qu’ils fassent (colonisation, meurtres, arrestations…), les Arabes ne les puniront pas.

Peut-on considérer ces accords comme une nouvelle approche pour résoudre l’épineux dossier du conflit israélo-palestinien ?

Non. Ce n’est qu’une manoeuvre électorale d’un président américain sortant, en manque de popularité. Tout le monde le sait, le locataire de la Maison-Blanche est en connivence avec un Premier ministre israélien accusé de corruption et en perte de légitimité, et surtout avec des régimes arabes autoritaires vivant dans la crainte d’un puissant voisin (l’Iran) et d’une population de plus en plus jeune et révoltée.

Plutôt que de parler d’un « accord historique », la manœuvre pourrait-t-elle conduire à une normalisation plus globale des relations des pays du Golfe avec Israël ?

C’est ce qu’espère Trump et les dirigeants israéliens. Mais cela va dépendre des élections américaines. Si Trump remporte un second mandat, il fera probablement pression sur les Saoudiens, les Koweitiens et les Qataris pour signer des accords publics avec Israël. Le Sultanat Oman le fera tôt ou tard. Mais si c’est Biden, il sera moins impliqué sur ce sujet, et l’engouement actuel pour la normalisation ira en baisse.

Ces accords peuvent-il donner lieu à une coopération militaire ?

Surtout secrétaire. Nous avons déjà vu des coopérations dans le domaine de la sécurité cybernétique entre Israël et les Émirats , ou l’Arabie Saoudite, non publiques mais révélés par la presse internationale. Ce genre d’accords va se multiplier et sera dévoilé au grand jour. L’espionnage moderne, par le biais des outils technologiques, va connaître un essor dans la région grâce à ces accords sur fond de coopérations. L’Iran en fera les frais, ainsi que les populations arabes en soif de liberté.

Peut-on comparer ses accords à la « paix froide » conclue par Israël, l’Égypte et la Jordanie voire même à celui conclu avec la Mauritanie en 1999 ?

Oui et non. Oui, car ce sont des accords pour lesquels la population arabe n’a pas été consultée, donc sans aucune légitimité populaire et sans préparation de fond. Mais pour les trois pays cités (Egypte, Jordanie et Mauritanie), ils étaient -et ils sont- pauvres et en difficulté financière. Le gain matériel était donc la priorité. C’est pour ça qu’ils ont normalisé leurs relations avec l’entité sioniste. Pour les régimes du Golfe, c’est la sécurité qu’ils cherchent et non l’aide économique.

Ces accords marquent en tout cas une rupture au sein du front arabe sur la question palestinienne ? Est-ce la fin du panarabisme ?

La fin du panarabisme a été enclenchée il y a bien longtemps. Disons que c’est l’un des derniers clous sur le cercueil du panarabisme. Mais c’est peut être surtout la fin du front anti-israélien officiel qui se déclarait, même de manière hypocrite et purement rhétorique, au sein de la Ligue Arabe. Par contre, il y a le front anti-israélien non officiel qui continue à survivre. Je parle de l’impact de la société civile un peu partout dans le monde Arabe et des mouvements armés (certains diront extrémistes ou terroristes), qui ne sont pas nécessairement panarabes.

Donald Trump a déclaré que « cinq ou six pays » arabes supplémentaires s’apprêtaient à conclure des accords de normalisation de leurs relations avec Israël ? D’après vous qui sont ces pays ?

Je pense qu’il parle de l’Arabie Saoudite, de la Mauritanie, du Soudan, d’Oman, et du Maroc. Peut-être aussi le Koweït, la Somalie et les Îles Comores (sous pression saoudienne).

La politique étrangère de Donald Trump vis-a-vis le conflit israélo-palestinien est claire et nette. On parle ici d’une politique pro-israélienne: reconnaissance de Jérusalem comme capitale de l’Etat hébreux sans parler des efforts de l’Administration Trump pour conclure les accords d’Abraham. Si Joe Biden sera élu, peut-on espérer un changement radical dans la vision de la Maison-Blanche vis-a-vis le processus de paix israélo-palestinien ?

Biden sera moins intéressé par le conflit israélo-palestinien car il va s’occuper de problèmes plus immédiats: la Covid-19, la Chine et la Russie, et la restauration des relations déstabilisées avec les allies traditionnels de Washington (en Europe, notamment l’Allemagne, et aux Amériques). Radical, non. Je le verrai mal fermer l’ambassade de Jérusalem ou condamner les politiques coloniales d’Israël, de plus que Kamala Harris sa (colistière) Vice-Présidente est ouvertement pro-israélienne. Il sera cependant moins proche du camp autoritaire arabe, et cherchera a remettre les accords du nucléaire iranien sur les rails. Ca sera donc une approche différente de celle de Trump, légèrement moins pro-israélienne.

A.A.H.

 


 

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