«La privatisation peut être bénéfique, les autoroutes Tunis-Bizerte et Tunis-Béja n’auraient jamais été réalisées sans cela. Idem pour l’UIB et la Banque du Sud qui allaient tout droit vers la faillite. Mai si seulement les privatisations étaient appliquées avec rigueur et transparence»

Nous poursuivons aujourd’hui notre compte rendu de la réunion tenue à l’Assemblée, lundi dernier, organisée par la Commission parlementaire des finances, de la planification et du développement. Une rencontre qui a réservé tous les honneurs et une tribune à un groupe d’économistes dont Houssine Dimassi,  Ridha Chelghoum, Habib Karaouli, Abdelabasset Smaoui et Taoufik Rajhi. Après avoir rendu compte de l’intervention de Fadhel Abdelkéfi dans l’édition d’hier, c’est au tour de Taoufik Baccar de s’exprimer.

Ancien gouverneur de la Banque centrale, Taoufik Baccar a été pressenti tout dernièrement pour occuper le poste de conseiller auprès du Chef du gouvernement, sans suite. Visiblement, l’économiste a été victime d’une levée de boucliers. Quoi qu’il en soit, M. Baccar, qu’on le veuille ou non, est une compétence reconnue. Invité par les élus, il n’a pas hésité à faire part de sa vision pour sortir le pays de l’ornière de la stagnation, voire du recul, dans tous les domaines.

Taoufik Baccar s’est exprimé parmi les premiers, juste après Houssine Dimassi. Il a exposé d’une part ses remarques au sujet du budget et, d’autre part, il a déroulé ses suggestions concernant les possibles réformes économiques. Disons-le de suite, cette conférence fut une rencontre de débat certes. Mais aussi d’exposés didactiques qui nous ont sortis de l’économisme cultivé.

Une volonté affichée et partagée par tous les intervenants de dire les choses simplement. Et sur certains points comme la compensation, la restructuration des entreprises publiques, la baisse des dépenses publiques, la séance a ressemblé à une conférence de consensus. Ce qui a été dit, tout le monde le savait. Mais ça a été dit à un moment délicat, presque grave, de la vie économique du pays.

Le pays dépense pour vivre et très peu pour investir

Sur le budget, Taoufik Baccar a fait deux remarques essentielles. Le budget de l’Etat est trop important, puisque son poids dans le PIB est de 46% cette année. Sans l’impact de la crise sanitaire, il aurait malgré tout atteint 40%. Or, selon lui, il ne faut jamais dépasser les 33% du PIB. Autrement, il s’agit d’un énorme prélèvement sur les ressources du pays, avec l’effet d’éviction que l’on devine. C’est-à-dire que l’Etat, en tant qu’acteur, aura des besoins financiers tels qu’il ne va pas laisser suffisamment de place ou de ressources aux acteurs économiques.

Ainsi, explique-t-il, 46% du budget nécessitent des ressources énormes, en dettes, en emprunts sur les marchés locaux et étrangers, en fiscalité. Pour simplifier par une image, 46% fait penser à une baleine qui aspire des tonnes de plancton (animaux marins de très petite taille).

Comme un malheur n’arrive jamais seul, ces 46% de la richesse nationale sont-ils bien employés ? Même pas, répond M. Baccar, qui avance la preuve du niveau famélique du taux de croissance : 1,3% en moyenne entre 2011 et 2019. Le même niveau ou presque que l’accroissement démographique. En d’autres termes, le niveau de vie des Tunisiens a stagné. En 2020, la récession (baisse du taux de croissance, donc appauvrissement) sera de 7 à 9%. En monnaie étrangère, la  baisse est de l’ordre de 40 à 45% du niveau de vie des Tunisiens.

La part des investissements dans le PIB était de 25 à 30% avant la révolution. Elle est actuellement de 13%. En d’autres termes, le pays dépense pour vivre et très peu pour investir.

Les opérations de transparence ont des vertus

Une fois qu’on l’a écouté, tout semble évident. Le pays n’a donc pas d’argent pour investir davantage. Sauf que l’investissement est indispensable. Il faut donc mobiliser d’autres mécanismes tels que les PPP, le fameux partenariat public-privé.

La Tunisie a eu une politique expansionniste, marquée par une hausse des dépenses publiques et privées, prévient encore Taoufik Baccar. Mais cette hausse est allée à la consommation, augmentant ce qu’on appelle les déficits jumeaux : déficit budgétaire et déficit extérieur. Dans chaque dépense locale, une part va en effet à l’étranger et se traduit par de l’importation. Selon lui, un quasi-consensus a émergé sur le fait que certaines charges du budget de l’Etat doivent être immanquablement réduites. Il cite l’exemple des charges du carburant. Baccar ne s’arrête pas à mi-chemin et appelle l’Etat à décréter et annoncer publiquement un audit de toutes les dépenses. Les entreprises publiques sont, en outre, le second gisement de l’économie. L’économiste recommande d’en privatiser quelques-unes et de verser les revenus de la privatisation dans un fonds qui serait consacré à la restructuration financière des services publics, tels que la Steg et la Sonede. Or, la restructuration n’a qu’un seul sens dans la conjoncture actuelle, verser de l’argent. Car ces entreprises ont des arriérés et des pertes cumulées.

La privatisation peut être bénéfique, soutient-il, en citant les autoroutes Tunis-Bizerte et Tunis-Béja qui n’auraient jamais été réalisées sans cela. Idem pour l’UIB et la Banque du Sud qui allaient tout droit vers la faillite. Mai si seulement les privatisations étaient appliquées avec rigueur et transparence. Si l’on savait utiliser les revenus de la privatisation ailleurs que dans la consommation ! Les opérations de transparence ont des vertus, énonce-t-il.

Dans les exemples cités ci-dessus, des entreprises sont vendues, un fardeau en moins si elles sont déficitaires et l’argent est utilisé pour restructurer d’autres entreprises qui en ont cruellement besoin. Au total, ce sont deux dépenses en moins. L’autre réforme proposée par l’expert consiste en la réduction des subventions (la compensation). Toute économie sur les subventions alimentaires doit être transférée aux secteurs sociaux tels que la santé.

Alléger les effectifs dans la fonction publique

Le coût logistique en Tunisie est très élevé  et Taoufik Baccar suggère de se pencher sur la question en général et sur le port de Radès en particulier, où un container peut passer 13 à 14 jours avant de sortir. Ce qui entraîne un coût qu’il a qualifié d’énorme.

Il a insisté, en outre, sur la nécessité de restaurer la confiance, sans laquelle il n’y aura pas d’investissements ni locaux ni étrangers. Il faut arrêter de diaboliser les entrepreneurs et l’administration, lance-t-il. La confiance est essentielle pour assainir le climat et motiver les investisseurs, martèle-t-il encore.

Sur un autre registre, l’économiste s’est dit opposé à toute modification du statut de la Banque centrale.  Heureusement que ce statut interdit à la BCT de donner des facilités à l’Etat, estime-t-il. « Les milieux internationaux, les marchés nous observent ». Entre le mardi précédent et la fin de la semaine écoulée, il annonce que « le spread de l’émission 2024 est passé de 900 à 1100 points de base ». En langage commun, cela signifie que les marchés ont sanctionné la Tunisie qui débattait d’un éventuel recours à la planche à billets pour financer son déficit, au lieu de mener des réformes et d’adopter une politique de rigueur. Baccar considère également que le consensus autour de la nécessité d’alléger les effectifs dans la fonction publique est bel et bien établi. Il recommande un processus de formation et de redéploiement des fonctionnaires.

Objectif, former à partir des effectifs trop nombreux, un personnel qualifié dont ont besoin des administrations pour le contrôle fiscal ou douanier, à titre d’exemple.

Ainsi, Abdelkéfi et Baccar ont rappelé, in fine, quelques normes et principes de bon sens. Ils ont en outre confirmé l’absence de recettes miracles que certains aiment relayer, au mieux par ignorance, au pire par mauvaise foi. Les réformes vitales sont connues et elles sont possibles.

Et plutôt que la planche à billets, on pourrait en revenir aux règles que connaissent tous les ménages raisonnables : réduire les dépenses, augmenter les revenus, ne pas vendre les bijoux de famille pour manger, ne pas recruter de personnel lorsqu’on est endetté, faire des plans de sortie de crise sur trois ans, susciter la confiance des créanciers et des investisseurs par un comportement vertueux. Voici les recommandations, le moment n’est-il pas venu de passer à la pratique ?

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