La population locale en a ras-le-bol et le fait savoir.
Le gouvernorat de Kairouan enregistre depuis plusieurs années une régression de son processus de développement et tous les indicateurs sont au rouge, d’autant plus que beaucoup de projets programmés lors de CMR en 2015 et 2017 n’ont pas été mis en œuvre à cause de la complexité des procédures administratives, de l’indifférence des décideurs, de l’instabilité politique, de certaines lois régissant les marchés publics, de problèmes fonciers, de pratiques dépassées au sein de l’administration et de certains lobbys puissants qui voudraient que le gouvernorat de Kairouan reste dépendant des villes sahéliennes, surtout dans le domaine de la santé publique.
D’ailleurs, les indicateurs globaux de développement placent à la 22e position le gouvernorat de Kairouan où on enregistre des taux élevés de plusieurs phénomènes inquiétants, à savoir le suicide, l’abandon scolaire, la pauvreté, la dépression, la délinquance, le divorce et le chômage.
En outre, dans cette région longtemps marginalisée et où le taux de pauvreté est de 34%, le nombre de sit-in et de mouvements de protestations ne fait qu’augmenter. D’ailleurs, d’après le Ftdes, on y a enregistré, rien qu’au mois d’octobre 2020, 147 rassemblements de protestation et de grèves, 121 mouvements de contestation anarchique et un grand nombre de protestations spontanées, dont les principaux acteurs sont les chômeurs, les travailleurs, les citoyens ordinaires et les fonctionnaires.
L’emploi, l’accès à l’eau potable, à l’eau d’irrigation et aux soins médicaux, l’amélioration de l’infrastructure de base, du transport, de services d’assainissement, ainsi que l’accès aux engrais et aux semences ont été les revendications majeures des manifestants.
C’est pour toutes ces raisons que le bureau exécutif élargi de l’Ugtt a approuvé, le 21 novembre, la grève générale prévue pour le 3 décembre dans tous les secteurs et les délégations. D’autres actions de manifestation ont été programmées pour dénoncer la situation lamentable du gouvernorat. En outre, plusieurs organisations nationales et des associations ont réclamé, dans une lettre ouverte, l’application des décisions ministérielles prises en 2015 et en 2017 au profit de la région où l’indice de développement est très faible : on revendique également la reprise des travaux de projets en suspens et ceux programmés à Kairouan.
Parmi les projets qui tardent à se concrétiser, on pourrait citer celui relatif à la réalisation de l’hôpital Salman décidé suite au mémorandum d’accord signé entre la Tunisie et l’Arabie saoudite, portant octroi d’un don de 85 millions de dollars, en guise de contribution au financement de la construction de cet hôpital dont le démarrage des travaux a été plusieurs fois retardé.
D’où la création, il y a trois ans, de la coordination «Winou Essbitar» qui organise très souvent des rassemblements pacifiques pour protester contre la lenteur des études de cet important établissement hospitalier et contre la détérioration de la situation sanitaire dans toutes les délégations et pour revendiquer l’amélioration de la qualité des prestations dans les hôpitaux et les dispensaires et à les renforcer par les équipements médicaux nécessaires et les cadres médicaux et para-médicaux suffisants.
Une jeunesse désœuvrée
Il va sans dire que ce climat anxiogène a provoqué une explosion sociale incontrôlable surtout parmi la classe juvénile qui ne supporte plus la politique d’atermoiement et de marginalisation des différents gouvernements qui se sont succédé. Ainsi, on est presque dépassé par l’ampleur du fléau du suicide qui touche surtout des jeunes laissés pour compte et qui ne supportent plus le fardeau des frustrations de l’échec scolaire, de la misère et du stress.
A titre d’exemple, dans le village de Brahiya (délégation d’El Ala), on a enregistré deux cas de suicide au sein d’une même famille Abdelhamid (10 ans) inscrit en 4e année primaire qui s’est jeté dans un bassin et sa cousine Ahlem (12 ans) qui s’est pendue à un arbre à cause de la misère, du désespoir et de l’échec scolaire.
D’autres jeunes adolescents, brisés sur le plan psychique, ont choisi de se donner la mort par pendaison, à l’instar de Khouloud (9 ans) de la zone de Ennagaz, Jasser (13 ans) de Sayada (délégation d’El Ala). En fait, le traitement médiatique du suicide a eu des répercussions néfastes sur des individus désemparés.
Et vu le nombre important d’écoles (312), de collèges et de lycées (75) dans le gouvernorat de Kairouan, il est difficile d’y installer des cellules d’écoute avec pour mission de fournir l’encadrement psychologique aux élèves ayant des soucis personnels pouvant les mener au suicide.
Absence d’activités culturelles
40% de la population du gouvernorat de Kairouan ont moins de 35 ans et ne vivent pas sous un ciel serein, surtout qu’il y a souvent une rupture entre la jeunesse affiliée à différentes associations et celle qui ne l’est pas.
D’ailleurs, les jeunes écoliers, collégiens et lycéens sont souvent obligés de passer leurs moments libres et leurs vacances dans un état semi-comateux, faute d’activités culturelles et d’espaces de loisirs équipés.
A part les publinets, les salons de thé enfumés et les terrains vagues et poussiéreux utilisés en terrains de foot, les jeunes ne trouvent pas de lieux pour s’épanouir, se distraire décompresser et s’adonner à leurs hobbies préférés.
Notons dans ce contexte qu’il existe dans tout le gouvernorat 16 maisons des jeunes presque désertées, puisqu’elles manquent d’équipements, d’animateurs et de programmes intéressants.
En outre, il n’existe que quatre clubs ruraux qui doivent attendre les rares visites des maisons des jeunes itinérantes pour pouvoir organiser quelques manifestations culturelles.
Bref, dans la plupart des villages c’est le désœuvrement d’une jeunesse marquée par le chômage, l’ennui et les difficultés de la vie.
Salah et Zoubeïr, deux jeunes diplômés au chômage et que nous avons rencontrés assis sous un olivier au village de Dhibet (délégation d’El Ala), en train de jouer aux cartes, nous confient leur pessimisme quant à l’avenir de la jeunesse, surtout dans les gouvernorats du Centre. «Depuis l’avènement de l’expérience démocratique dans notre pays, l’ambiance générale est devenue morose et déprimante à cause d’une économie en berne, du retour de la mentalité corporatiste, du développement de la mentalité tribale, de la hausse vertigineuse des prix des produits de consommation, du taux élevé de la violence sportive, familiale, électronique et administrative. De plus, les décideurs politiques ont tourné le dos aux jeunes, vaquent à leurs futures échéances électorales, ont d’autres priorités et se chamaillent sur les plateaux télé. En fait, nous vivons dans un environnement hostile et une conjoncture difficile en matière d’études et d’emploi, et ce, à cause de beaucoup de passe-droits et d’absence de transparence dans le traitement des dossiers de recrutement… C’est pourquoi nous rêvons de quitter notre pays».
Au stade des incertitudes
Suie à l’appel du bureau exécutif élargi de l’Ugtt, du 21 novembre, ayant approuvé la grève générale dans toutes les délégations du gouvernorat de Kairouan, le 3 décembre, un grand nombre d’intellectuelles, de représentants de la société civile et de toutes les organisations nationales, des avocats, des médecins, des agriculteurs, des louagistes et des taxistes se sont tout d’abord réunis devant le siège de l’Ugtt de Kairouan pour écouter l’allocution de Samir Cheffi, secrétaire général adjoint de l’Ugtt, synthétisant les raisons de cette grève générale.
Par la suite, les protestataires ont sillonné dans le calme et le civisme plusieurs artères de la ville et se sont rassemblés devant le siège du gouvernorat avec des pancartes, des drapeaux et des slogans portant sur l’emploi, la dignité, l’amélioration de l’infrastructure de base des secteurs de la santé, de l’agriculture, de l’éducation et de l’économie.
Mme Hend Blaïech, présidente du bureau régional de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme, nous explique que le souhait de tous les habitants de Kairouan est que les responsables écoutent leurs revendications et leur cri de détresse : «En fait, cette grève générale s’inscrit dans le cadre de l’exclusion du gouvernorat de Kairouan et de l’inaction du gouvernement quant à ses revendications. Notre espoir est que toutes les décisions prises en faveur de Kairouan lors des CMR de 2015 et de 2017 seront enfin toutes concrétisées…».
Notons que dans toutes les délégations du gouvernorat, les administrations publiques étaient fermées. Seuls les boulangeries, les pharmacies, le service des urgences, les laboratoires et quelques cafés et commerces étaient ouvertes. Par ailleurs, ce qui a attiré notre attention, c’est l’absence des jeunes, notamment les chômeurs et les diplômés sans emploi dans la plupart des rassemblements. Pourtant, le taux général de pauvreté est de 34% (on compte 200.000 nécessiteux sur un total de 860.000 habitants), le taux général d’analphabétisme est de 35% et le taux d’abandon scolaire est de 42,92%. Enfin, le sentiment général chez la jeunesse est le pessimisme quant à l’issue de cette grève dont elle n’attende aucun résultat positif.