Embruns, recueil de poèmes de Mokhtar Sahnoun : De la délicatesse et du songe

Lorsque, spontanément, on se laisse inonder par ce joyeux recueil de poèmes, Embruns, traversé par un ressac poétique particulièrement savoureux et captivant, on se rend compte que Mokhtar Sahnoun —qui ne semble pas du tout faire grand cas de sa poésie dont il ne parle presque jamais, bien qu’elle soit de la plus belle eau— écrit comme il s’émeut, comme il sourit, avec la même délicatesse, la même discrétion et le même regard pénétrant, mais pudique. Sa poésie est, en effet, à son image et elle n’est pas seulement le fruit d’un travail minutieux et savant sur le langage révélant le professeur de linguistique et de grammaire qui se cache derrière le poète, mais elle est aussi le produit d’une sensibilité fine et profonde qui va au-delà de ce subtil et judicieux jeu avec le matériau que la langue offre au poète et qui se dessine et transparaît à travers des mots féconds, libérés comme le clair ruisseau, rafraîchissants et vifs qui font naître l’émotion et le songe. Et c’est bien là que Mokhtar Sahnoun gagne vraiment la partie. Que peut-on demander de mieux à un poète que d’émouvoir et de donner à rêver, «Ce qui n’est rien de moins que faire jaillir la source du rocher» (Reverdy) ?

Lisons à titre d’exemple ce verset où les mots combinés d’une manière insolite et originale créent une atmosphère de douceur, de sensualité et d’érotisme très fin et discret :

«Entre les festons des vagues et la dentelle de la lumière, entre le chuchotement des vents effleurant les flocons d’embruns, un songe exhale le parfum diaphane de la transparence des écumes de mousseline, de la blancheur laiteuse du fruit de toutes les tentations» (p.15).

Un peu comme chez Mallarmé, le ravissement ne naît pas de l’objet, mais du désir ou du rêve que met en branle l’évocation de la silhouette, de l’image ou de l’atmosphère qui entourent l’objet et qui échappent aux mots francs, crus, qui disent et dénudent le sens des choses auxquelles se substituent les signes vagues à la crête allusive se transformant presque tous en des métaphores in absentia constituant l’essentiel de la texture de ce recueil de Mokhtar Sahnoun qui sait dire la force du désir, les murmures et les frémissements des âmes enfièvrées et les secrètes sensations avec la plus extrême pudeur, avec des images saisissantes, multiples, qui tombent en cascade et qui, sans cesse, rebondissent et s’enchevêtrent.

Tout est image dans ce livre de Mokhtar Sahnoun et tout semble migrer vers le texte du fond de la mémoire, du fantasme et de l’imagination exaltée qui, dans Embruns, apporte aux choses plus de charge émotionnelle et de beauté, parce qu’elle aide le poète à distribuer, avec davantage d’élégance, davantage de grâce, les mots de la langue qui, en vertu de cette distribution syntagmatique nouvelle et authentique, deviennent, non pas des idées, mais plutôt des images, des sensations vives, des murmures et des «pathèmes» disséminés partout dans ce poème ample, continu, incessant et qui rebondit sans arrêt (de la page 3 à la page 46). Est-ce l’épopée ? Oui, peut-être bien ! et ce qui est célébré ici, ce sont surtout des souvenirs, des tristesses, des peurs, des silences, des lassitudes, des rêves ; des rêves peuplés de visages de lumière et de formes lascives, où les amants chuchotent, les jalousies se ferment à l’heure de la sieste et des passions clandestines, les corps flottent dans la joie des désirs interdits et les souffrances sont «étouffées dans de fins mouchoirs brodés» (p.27). C’est le pays du jasmin et des clous de girofle, du henné et de «harkous», de la «blouza» et de la «hassara», des «sqifaa» et des «sebkhas», et c’est aussi le pays d’une enfance mémorable et des premiers troubles que le poète évoque avec splendeur :

«(…) les garçons et les filles découvrent la volupté des sensations qui font parcourir le corps d’insidieux tremblements quand la main, hésitante, se glisse, à travers l’échancrure entre deux boutons, pour découvrir la forme du fruit qui perdit Adam et les fils d’Adam, caresser au cœur de la géode les contours d’une lumière qui jamais ne livra la splendeur de ses cristaux, surprendre dans son écrin le poli du porphyre, frôler de l’étoile naissante le froufrou du scintillement» (p.7).

Le sentiment amoureux dans la poésie de Mokhtar Sahnoun est, en effet, un trouble doux, des frissons, des parfums évanescents, des scintillements des étoiles, une harmonie et un «récit des matins qui, aux yeux, racontent leurs silences, le récit des yeux qui, au silence, parlent du secret de l’ombre et de la lumière» (p.27). Il est frémissement, étincelle émouvante dans les yeux et rêve de femme au bord «des eaux glacées qui murmurent dans le silence abyssal des puits» (p.29). Il est clairière et halte de bonheur dans ce poème-fleuve où soufflent, par certains endroits, les vents mauvais du souvenir et grimacent les démons de la nuit (p.7)), mais qui finit sur «un rayon de lumière» (p.46).

Fin technicien du langage, Mokhtar Sahnoun utilise un grand nombre de procédés stylistiques et rhétoriques qui favorisent sensiblement sa création langagière et son souffle poétique : la métaphore, souvent originale et percutante, est au centre de ces procédés. Elle est constante et bien tournée, mais elle s’altère juste un peu dans le deuxième texte dont se compose ce recueil («Buisson de menaces», pp.47-88) et qui tend plutôt à la prose ; mais c’est une prose tout aussi fignolée et riche en poéticité. Une poéticité si précieuse que Mokhtar Sahnoun sait faire découler de ces phrases souvent longues, complexes, aux syntagmes multiples et variés, mais qui ne sont jamais lourdes ou ampoulées. Leur distribution syntaxique et scripto-visuelle est souvent aisée, harmonieuse et comme incantatoire. Périodiques, elles s’appuient sur des anaphores (p.9, p.11, p.14), des anadiploses (p.13) et des pronoms relatifs divers pour rebondir, s’écrire par masses volumétriques croissantes, et créer cette douce impression d’infinitude très favorable au songe.

On trouve aussi dans cette poésie ciselée où l’on reconnaît tout de suite le labeur de longue haleine du poète-artiste, d’autres procédés tels le polyptote (p.19), l’asyndète (p.16), la parataxe, l’inversion (16), l’énumération, la mise en relief par la disproportion typographique (p.22, p.23) des masses écrites ou de ces strophes particulières qu’on appellerait plutôt «laisses», parce qu’elles sont souvent amples, inégales et constituées de phrases, et non de ces unités rythmiques traditionnelles appelées «vers».

A ces figures de construction s’ajoutent, bien sûr, les figures musicales telles la paronomase (p.34 : «terrains vagues… voguent les vagues») et, partout, les assonances et les allitérations génératrices d’un univers sonore euphorique et évocatoire.

Arrimée au cœur, délicate et élégante, la poésie de Mokhtar Sahnoun est aussi agile que cette vague bleue qui, sur la couverture de ce livre, monte, roule sur elle-même, se brise et sème ses embruns autour d’elle comme autant de graines de lumière.

C’est aussi une poésie proprement imprimée qu’on offrirait volontiers à la femme qu’on aime, comme un parfum, une fleur ou une écharpe soyeuse et belle.

Mokhtar Sahnoun, Embruns, poèmes en français, Tunis, Atlas Editions, 1997, 95 pages.

-Mokhtar Sahnoun est professeur de l’enseignement supérieur à l’Université de La Manouba. Il est chercheur, poète et romancier.

Laisser un commentaire