Livres-objets, installations, lisibles ou pas, aux graphismes épurés ou faisant l’éloge du tas et de la matière, leurs œuvres très éclectiques et très personnelles explorent le concept du livre d’artistes sous différents angles.
Un livre d’artiste est une œuvre d’art à part entière qui épouse la forme ou l’esprit d’un livre. Un concept qui a toujours été adopté par les artistes et qui a connu ses premières envolées en Europe où il s’est mis en place progressivement à partir du XIXe siècle.
On dit que le poète britannique William Blake, qui était aussi peintre et graveur, était derrière l’un des premiers livres entièrement imaginé, conçu et fabriqué en marge d’un système lié à l’époque au privilège d’édition qui réglementait et limitait l’imprimé. Il s’agit de son recueil de poèmes «All religions are one» qu’il réalisa à quelques exemplaires.
En Europe, la tradition de l’impression, dès son invention par Johannes Gutenberg et jusqu’à nos jours, a représenté une autre source du livre d’artiste. Depuis cette époque, le livre d’artiste est considéré comme un genre d’arts graphiques et plastiques utilisant le support du livre. Un support qui a été, petit à petit, investi et repensé par différents artistes, à l’instar des constructivistes, entre autres, Rodtchenko, Olga Rozanova ou Ilia Zdanevitch (Iliazd) et leurs expérimentations typographique. Marcel Duchamp, qui bien avant d’être rattaché au dadaïsme, a eu l’idée en 1914 de rassembler des reproductions de ses écrits et de ses dessins dans une boîte.
Est venue ensuite l’influence déterminante sur l’approche conceptuelle du livre des artistes des avant-gardes de l’après-1945 aux Etats-Unis, en Europe, au Brésil ou au Japon. L’apport des dadaïstes, des surréalistes et le ready-made de Duchamp en 1930 ont bousculé le rapport entre livre et artistes. Le support livre intéressa aussi les fondateurs du mouvement nord-européen Cobra, comme Asger Jorn, qui, en rejoignant l’Internationale situationniste, réalisa en 1959, avec Guy Debord, un ouvrage intitulé «Mémoires», en forme de détournement du concept de livre de peintre, avec une couverture en papier de verre. Le mouvement lettriste a, aussi, exploité le livre en tant que champ expérimental.
Progressivement, le livre d’artiste s’est affirmé comme un médium d’expression multidisciplinaire à part entière où sont employées différentes techniques (arts graphiques, peinture, photographie, sculpture, collage, etc.). Inclassable, se présentant comme un multiple, un agencement de signes et de graphismes, une sculpture ou une installation, convoquant différents matériaux, dont le papier, le livre d’artiste cristallise la vision singulière de son auteur.
De nos jours, l’artiste conçoit le livre, l’écrit de différentes manières, le produit et le diffuse via Internet, en plus d’un circuit de librairie ou lieux spécialisés. La révolution numérique et la notion de l’édition indépendante ont ouvert au livre d’artiste le champ des possibles.
Voilà un concept intemporel qui inspire pas mal d’artistes chez nous et qui a inspiré une exposition à la galerie A. Gorgi. Inaugurée le 7 avril dernier. Intitulée «L’espace du dedans, livres d’artistes», l’exposition réunit les œuvres des artistes Rachida Amara, Hela Ammar, Asma Ben Aïssa, Mohamed Ben Soltane, Ymen Berhouma, Meriem Bouderbala, Ferielle Doulain-Zouari, Hichem Driss, Mohamed Amine Hamouda, Feryel Lakhdar, Hela Lamine, Aymen Mbarki, Douraïd Souissi et Najah Zarbout.
Livres-objets, installations, lisibles ou pas, aux graphismes épurés ou faisant l’éloge du tas et de la matière, leurs œuvres très éclectiques et très personnelles explorent le concept du livre d’artiste sous différents angles.
Epurée, l’œuvre de Aymen Mbarki «A mi-chemin», «Nel mezzo del cammin», est le récit de sa projection intime. L’œuvre, écrit-il, «est un voyage introspectif qui révèle l’excitation frénétique de l’artiste face aux infinies possibilités créatives qui se déploient devant lui». Cela donne lieu à des récits graphiques de figures humaines aux apparitions — présences incomplètes, interrompues et entrecoupées, posées sur des pages jaunies et faisant face à d’autres pages — absences vides et sans textes. «Comme des photogrammes, les dessins captent l’instant, pleins d’angoisse et d’excitation, dans lequel l’artiste s’apprête à créer son œuvre. L’absurdité des poses et des gestes, les figures à peine suggérées et les mains tordues renvoient l’image déchirante de l’artiste devant la feuille blanche qui, en même temps, séduit et dérange».
« Les disparus » de Mohamed Amine Hamouda présentent le fruit de fortuites trouvailles : «Accompagné d’un ami, j’avais l’occasion de feuilleter les archives de l’agence touristique «Sahratour», située face à l’hôtel «Atlantique» à Gabès ; des milliers de documents : factures, photographies, contrats, livres, etc. Un trésor oublié après la liquidation du matériel et l’évacuation de centaines de travailleurs, mécaniciens, administrateurs et chauffeurs. Face aux problèmes financiers et juridiques dus à l’installation des unités du Groupe chimique, l’agence «Sahratour» a déménagé comme plusieurs entreprises des secteurs liés au tourisme. Ce présent cahier ou ce travail a été récupéré de ces archives avant qu’elles ne soient brûlées». Najah Zarbout explore, à travers ses œuvres «Wave1», «Wave2» et son triptyque «Terre et mer», le thème de l’insularité, le rapport mer/continent. En manipulant le papier, elle donne corps à des archipels et leurs reflets, une sorte de livres ouverts qui révèlent ses fragilités et ses angoisses face à l’idée de l’isolement et de l’enfermement. L’exposition se poursuit jusqu’à fin mai et vaut le détour !