«Citrons doux : l’Aînée», photoautobiographie de Dora Latiri : Ombres et lumières

Il y a, en effet, dans ce nouveau texte de Dora Latiri, comme dans les photos qui l’accompagnent et dialoguent avec son contenu,  des ombres et des lumières, des couleurs noires, grises ou blanches, des bruits et des chuchotements, des rires et des pleurs, qui migrent vers elle du plus profond de sa mémoire et qui sont marqués par sa subjectivité, par le regard rétrospectif et, peut-être, douloureusement nostalgique qu’elle porte sur son passé
à La Goulette et à Tunis.

Comme «Un amour de tn» qui l’a précédée, cette nouvelle photoautobiographie de Dora Latiri qui s’intitule, en vertu d’un beau détour métaphorique, «Citrons doux : l’Aînée», s’ouvre sur la pluie : il pleut en effet, dès l’ouverture de ce carnet en feuilles épaisses, sur Lewes, près de Brighton, au Sud-Est d’ Angleterre. Et la pluie ruisselle tristement sur les épitaphes et pierres tombales entourant l’église «All Saints» et,  de connivence avec certaines allégories de la mort (tombes, cimetière, Requiem : pp. 9-10), permet d’éveiller dans la mémoire de l’énonciatrice sortant de l’incognito de la voix off (chap. 1) et évoluant vite vers un «je» très vraisemblablement autobiographique, le souvenir de la sœur aînée, éteinte il y a 6 ans en ce novembre 2019 où commence le prélude. Un court prélude jouxtant la photo en noir et blanc d’une vieille sépulture et au fronton duquel trône cette inscription «Eldest daughter» (fille aînée) que les yeux de la photographe et narratrice avaient soudain captée à travers la vitre mouillée de la voiture et qui avait, par ricochet, déblayé le terrain à l’irruption de l’image de cette sœur aînée, Kawther, surnommée «Citron doux», agronome de renom, «partie d’une longue maladie» (p. 11) à l’âge de 60 ans. Et c’est à elle que ce livre d’adieu et de deuil, d’amour et d’hommage, est dédié avec fort peu de mots. Sans exubérance. Pudiquement et dignement. Parce qu’ «Il n’y a pas de mots pour désigner l’endeuillement d’une sœur» (p. 11) et que l’oiseau qui s’est envolé péniblement un 28 mai 2013 — comme dans un tableau de Corot (XIXe) vu par la narratrice, quelques heures avant, dans un Musée, avec le mystérieux chiffre 285 (28/5), sinistre prédiction, signe du Destin — devait peut-être susciter plus d’émotions retenues et des larmes silencieuses, enfouies au fond du cœur, plutôt que des mots faciles : la tristesse provoquée par la perte de cette sœur aînée est suggérée avec beaucoup de décence et d’économie verbale, juste un court syntagme, «la triste nouvelle», écrit en italique à l’avant-dernière ligne de la page ultime (p. 93) qui reste à moitié blanche comme pour signifier le silence, le recueillement, le vide, après la mort. Le caractère ramassé et incisif de la métaphore clausulaire «Un oiseau s’est envolé», l’arrêt brutal de la narration et le blanc typographique qui suit la ponctation forte (le point final, le point d’orgue) en disent long sur la profonde tristesse de l’auteure qui, pour l’exprimer, se passe des mots.

La voix narrative télescope rapidement les images qui s’offrent aux yeux de l’autrice dans cette église anglaise fortement assaillie par la mort, avec les images mémorielles fugitives et chaleureuses, empreintes de douleur que le temps a déjà imprimées en elle, qui l’obnubilent et qui, dès le deuxième chapitre, affluent du fond du passé,  en bribes éparses, sans chronologie, sans enchaînement cohérent ni connexions logiques, s’apparentant à une espèce d’«association libre» comme sur le divan d’un psychanalyste ou dans un long rêve où s’interpénètrent et se chevauchent des fragments d’images éphémères et incohérentes.

Il y a en effet dans ce nouveau texte de Dora Latiri, comme dans les photos qui l’accompagnent et dialoguent avec son contenu, des ombres et des lumières, des couleurs noires, grises ou blanches, des bruits et des chuchotements, des rires et des pleurs, qui migrent vers elle du plus profond de sa mémoire et qui sont marqués par sa subjectivité, par le regard rétrospectif et, peut-être, douloureusement nostalgique qu’elle porte sur son passé à la Goulette et à Tunis. Marqués aussi par la crainte de voir le temps, «cet obscur ennemi» (Baudelaire), emporter ce passé: «Hier j’ai rêvé d’une vague, haute comme deux étages, elle se rapprochait de la maison, je me précipitais. C’était comme si tout allait être emporté. La vague restait suspendue» (p. 24). Il s’agirait peut-être, à l’insu même de l’autrice, d’une écriture thérapeutique visant à exorciser les monstres du passé, à s’en libérer et à évoluer vers plus de pardon, de sérénité et d’amour. Et c’est peut-être pour cela aussi que les images du passé avec ses réjouissances, le traditionnel gâteau-biscuit de la mère, la «m’hancha», les matriochkas au nombre de quatre (p.12), puis au nombre de cinq (p.60) placées à côté des livres et symbolisant les sœurs sortant toutes de sous la jupe de la mère-gigogne et dont «chacune fait la mère pour la suivante» (p.63), la mère injustement culpabilisée par la société patriarchale, phallocratique, parce qu’elle n’avait «donné à son mari que des filles» (p.44), le grand-père de la mère qui «soignait à l’écriture coranique» (p. 59), le chauffeur de la famille «Pakim-Pakim» qui avait fait la guerre d’Indochine et qui savait chanter «Ma poule avait 26 poulets, allongez la jambe, la jambe, car la route est longue» (p. 30), l’école de la mère et les vieux livres laissés par l’administration coloniale, le père qui aimait prendre en photos, le jour de l’Aîd, ses filles belles comme le jour, avec une chéchia sur la tête, pour rire, l’argent de poche de la sœur aînée et son cadeau manqué à la mère, les années Versailles de la sœur brillante dans ses études, l’autre sœur, polytechnicienne comme son papa qui a enfin réalisé son rêve, les bottines beiges, l’encre versée sur le carrelage, la tache d’encre effacée sur le carnet de notes de la sœur aînée et que le père a failli prendre pour une falsification, le cimetière du Jellaz ou du village du père où «les petits oiseaux viennent boire dans le creux moulé sur les tombes» (p. 23), la pluie d’automne à la banlieue nord de Tunis (p. 19), le noir souvenir de l’ex-mari violent de la narratrice (p. 52 et p. 61), abandonné un jour à Paris, la maison d’enfance où trois sont déjà partis au ciel, etc ; ces images du passé sur l’axe duquel la narratrice avance au galop, en faisant des sauts, des analepses et des prolepses, des va-et-vient, des raccourcis, entre ses différentes phases, marquées aussi de stigmates, semblent, comme ce fatras de réminiscences citées plus haut, échapper à la «vigilance» ramollie de l’énonciatrice et se porter en foule et en désordre vers sa plume. C’est en fait toute la saga familiale, avec ses moments de gloire et ses moments de détresse, qui est évoquée par flashs, notations brèves, impressions ou éclairs, sans jamais s’y appesantir, et qui volette, comme des flammes douces, autour de ce pivot qui est le souvenir endolori de la sœur éteinte, objet même de cette noble consécration posthume faite par des photos diverses et multiples et un texte qui, par sa beauté singulière et la lumière dont il est imbibé, s’élève à la dignité de la littérature. Nulle allusion dans ces nouveaux mémoires de Dora Latiri à la dite «révolution de jasmin» (sic !) qu’elle évoquait, en 2013, non sans quelque lyrisme, dans «Un amour de tn». Peut-être aurait-elle réalisé que ce n’était qu’un simulacre de révolution ou de la poudre de perlimpinpin distribuée à tour de bras par des charlatans et des comploteurs machiavéliques ! Peut-être s’en serait-elle désenchantée comme beaucoup de nous autres Tunisiens ! En interaction avec le texte, les photos, en noir et blanc, faites par le père décédé ou par la narratrice elle-même, donnent à voir les traces précieuses du passé raconté : le gâteau fait par la mère, le visage de la sœur-aînée labourée par la maladie fatale, le dessin de l’enfant qu’était la sœur aînée, la bibliothèque familiale, un livre de gastronomie tunisienne, un nounours et de petites robes en laine, le vieux paquet de sucre en morceaux de la vieille marque «nesr» (l’aigle), le carnet de notes de l’école primaire privée, la photo de l’Aîd, un drap brodé, la sœur aînée, enfant, presqu’édentée s’amusant avec la narratrice, un cafard, un papillon, la mère debout, élégante, embrassant l’une de ses filles, un gant de toilette et du savon, la porte de l’école de la mère, institutrice de français, des fleurs, des arbres et cette merveilleuse photo des «quatre filles d’un homme qui a été important» (p. 12), en robes blanches, presqu’angéliques, imprimées, comme en sur-impression, sur le noir nuancé d’un tapis ou d’un drap (p.13), puis enfin la photo d’une vieille machine à écrire jetée dans la broussaille qui clôture le livre, (pp. 94-95) et qui, peut-être, connote le texte qui vient de se substituer à la sœur éteinte pour l’immortaliser.  Tout dialogue : les photos avec le texte, le passé avec le présent et les souvenirs avec le monde ambiant, la ville d’adoption au Royaume-Uni, la pluie mélancolique sur Lewes, le cinéma de Truffaut et la peinture : le titre d’un tableau de Soulages, dans une exposition à Londres, «23 mai 1953» éveille soudain le souvenir de la sœur disparue à Tunis et qui était née exactement à cette date-là. Les «plages étroites blanches ou ocres» (p. 15) sur un tableau de ce même peintre français (20e) renvoient, par ricochet, à la sœur «qui fait ses premiers plongeons au club nautique de Sousse» (p. 15).

Seule, face à l’image récalcitrante et tenace de la sœur morte, l’autrice, plus que jamais orpheline, grave d’abord son texte dans son cœur, parmi ses pleurs intérieurs, les cris et soupirs qu’elle n’a peut-être pas poussés. Elle le garde jalousement en elle comme un secret d’amour, durant cinq années entières, avant de le reprendre un jour, hésitante, avançant à tâtons, dominant son émotion afin qu’elle ne déborde point et qu’elle ne la pousse dans la facilité ou l’impudeur. Et c’est ainsi que l’émotion, partout dans ce livre, demeure souvent discrète, injectée, seulement en petites doses, à un style très particulier, pénétré de langueur, dépouillé, sans fioritures, presque sans métaphores et qui puise sa poéticité surtout dans la répétion anaphorique à effet cyclique, imprimant un rythme savoureux à ce texte. Plus puissante que toutes les figures (Molinié), la répétion atteint dans ce livre un nombre sur-élevé d’occurrences qui, au-delà de l’insistance, produit une espèce d’effet hypnotique à la saveur vive : «Elle aimait les citrons doux et les bonbons à la bergamote. Elle aimait les nèfles de Tunis et les mûres de ronces…Elle aimait prendre le premier bain le jour de son anniversaire…Elle aimait porter tout de suite les habits neufs…Elle aimait noter les paroles des chansons…Elle aimait les magazines de mode…Elle aimait les romans policiers…Elle aimait la photo…Elle aimait le hammam…Elle aimait les bouquets de narcisses …Elle aimait la tarte aux amandes…Elle aimait la variété d’oranges…» (pp. 35-39). «Au lycée de jeunes filles de la rue de Russie, j’avais traversé la cour…Au lycée de jeunes filles de la rue de Russie, un jour de rentrée, j’ai reconnu Amel…» (p. 86). A la répétion, s’ajoutent, à différents endroits, la transgression de l’ordre sémantico-logique («Ma sœur aînée quand elle est partie m’a laissée comme orpheline» (p. 11)) et la fragmentation délibérée de l’énoncé afin de produire un effet de relief «La mère sous le choc. Des années. Prostrée puis résolue, par à-coups» (p. 49)). Dans ce style attachant, l’influence heureuse de Marguerite Duras est certaine. Certaine aussi, maintenant, la destinée de Dora Latiri d’être écrivaine et de promettre bien d’autres livres de qualité !

Et voici, pour finir, une question possible que d’aucuns se poseraient : les souvenirs et événements personnels que raconte dans ces mémoires Dora Latiri pourraient-ils vraiment intéresser le lecteur ? Rien n’est moins sûr, logiquement ! Mais ce qui est autrement plus sûr, du point de vue littéraire, c’est qu’une écriture si singulière et lumineuse, si aérienne et belle, ne peut que retenir le lecteur et lui plaire et elle ne peut qu’ autoriser cette autobiographie à être reçue comme une œuvre littéraire où le personnel se transmue habilement, magiquement, en un véritable objet d’art à valeur universelle ne pouvant que susciter tout l’intérêt du récepteur.

Dora Latiri, «Citrons doux : l’Aînée», Sousse, Contraste Editions, collection «Tsawar», 2020, 95 pages, format 15X21. ISBN 978-9973-878-69-4. www.contraste.tn

-Dora Latiri est tunisienne. Elle est photographe, écrivaine et enseignante-chercheure à l’Université de Brighton en Grande-Bretagne. Elle a déjà publié, en 2013, chez «Elyzad», «Un Amour de tn. Carnet photographique d’un retour au pays natal» (cf- notre papier, la Presse, 3/4/2021) et , en 2017, chez «Arabesques», «Devisement du vent», en collaboration avec la poète et animatrice-productrice de RTCI, Emna Louzyr.

Laisser un commentaire