Accueil Actualités Sélima Kebaili, sociologue, à La Presse : Les femmes et l’ordinaire de la violence politique

Sélima Kebaili, sociologue, à La Presse : Les femmes et l’ordinaire de la violence politique

Sélima Kebaili est chercheuse post-doctorante au sein du Centre en études genre de l’Université de Lausanne. Elle a récemment soutenu une thèse intitulée « Le genre de la justice transitionnelle : les effets d’un label international sur des femmes (victimes) en Tunisie (2011-2018) » à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess), à Paris. Un travail qui sera bientôt publié sous la forme d’un ouvrage et dont elle présente ici les grandes lignes.

Comment la sociologue que vous êtes a-t-elle approché ce sujet sur des parcours de femmes ayant un jour croisé le processus de justice transitionnelle en Tunisie ?

En tant que sociologue au départ spécialisée en études sur le genre, j’ai d’emblée abordé la justice transitionnelle à partir de cette perspective-là. Mon questionnement se situe dans la continuité d’un mémoire de master en sociologie soutenu à l’Ehess, dans lequel je me suis intéressée à la reconfiguration des mobilisations de femmes en Tunisie à la suite de la révolution de décembre 2010-14 janvier 2011 après avoir suivi un stage de six mois à l’ONU Femme. Cette expérience m’a ouvert un certain nombre de questions sur le financement et la professionnalisation des associations. J’ai notamment découvert que beaucoup d’associations étaient nées après la révolution, dont des ONG de femmes à référent islamique. Sujet sur lequel j’ai focalisé mon mémoire. J’ai prospecté cette question par le biais d’une observation ethnographique menée entre 2014 et 2015 auprès de l’association Tounissiet, j’ai constaté que la thématique de la justice transitionnelle était centrale pour ces associations. De nombreuses femmes ont fait l’expérience d’une forte répression policière liée aux mesures d’enrayement du port du voile entre 1981 et 2011. Plusieurs femmes qui portaient le voile, proches ou pas du parti Ennahdha, ont été exclues de l’université, emprisonnées arbitrairement, torturée ou dénudées. Elles se sont organisées au lendemain de la révolution afin de mettre en lumière cette expérience et ont intégré plus tard le processus de justice transitionnelle (JT) qui, pour nombre d’entre elles, représente aussi une porte d’entrée au sein du monde du développement. Ma perspective de la justice transitionnelle est d’abord celle d’un processus international avant d’être un processus fortement localisé, je situerais à ce niveau un apport de ma thèse. Tout en resituant le rôle crucial des organisations internationales dans ce processus, j’ai essayé de montrer comment les associations de femmes allaient se saisir  de la justice transitionnelle une fois l’IVD mise en place en juin 2014.

Selon votre thèse, la JT peut-elle être  genrée ou pas ?

L’inclusion des femmes au sein de la JT, soit dans le processus décisionnel, ou en tant que victimes, a  fait l’objet de mesures institutionnelles parmi lesquelles celle de la création d’une commission réservée aux femmes à l’Instance vérité et dignité. Ainsi que la mise en place d’une «approche genre» de la justice transitionnelle par les organisations internationales : notamment le Pnud, le Hcdh et l’Ictj. Il s’agissait pour moi d’analyser le processus par lequel des femmes s’approprient ou pas ce phénomène. Je ne m’intéresse donc pas à l’effectivité du processus, mais plutôt à ses effets. Cependant, à la question de savoir s’il est possible d’avoir des politiques de genre dans ce domaine, ma réponse est oui. Est-ce que les femmes se sont jusque-là approprié ce phénomène ? Je dirais : oui. De manière égale ? Certainement pas, surtout en ce qui concerne la capacité des femmes victimes à endosser le statut de victime au même titre que les hommes. Pour la sociologie, la notion de «victimes» ne relève pas uniquement d’un statut de fait moral, mais est considérée comme une catégorie qui est socialement produite et qui peut, ou pas, être adoptée. Comment, pourquoi on la produit et l’adopte et quelles sont les conditions de cette adoption, c’est ça le cœur du questionnement. Ma définition ne dépend pas de l’expérience de la répression qu’a faite la personne mais de sa disposition à accepter, à un moment donné, ce statut. C’est en ce sens que l’observation de la campagne de sensibilisation au genre menée conjointement par le Pnud, le Hcdh et les associations de femmes, en vue de convaincre les femmes de déposer un dossier de victimes auprès de l’IVD, a été cruciale. Mes questions sont celles- ci : Pour quels critères les institutions ont opté afin de déterminer comme éligibles ou pas les victimes ? Est-ce que les victimes allaient se reconnaître dans les catégories produites ? Est-ce qu’elles allaient elles-mêmes participer à la production de ces catégories et quels effets cela allait avoir sur leurs trajectoires. Il ressort de mon travail qu’il y a bien sûr des femmes qui ont tiré des bénéfices psychologiques, de reconnaissance et des rétributions symboliques fortes en s’appropriant ce statut mais que d’autres ont vécu avec une grande détresse cette expérience et se sont senties utilisées puis oubliées. Les mesures d’inclusion des femmes adoptées par les organisations internationales et locales ont tendance à être fortement managérialisées. Elles appréhendent l’intégration des femmes à partir d’instruments quantitatifs ainsi que des projets et des financements à court terme. Je démontre que cette manière de procéder a entraîné la marginalisation de plusieurs femmes au sein même de la catégorie des victimes femmes, pour celles qui n’ont pas su s’approprier les normes de la justice transitionnelle.

Vous critiquez également la catégorie de «victimes indirectes» évoquée par ailleurs par la loi tunisienne relative à la justice transitionnelle. Quels arguments défendez-vous à ce propos ?

Cette catégorie désigne les proches des victimes qui auraient subi les répercussions de la répression par ricochet. Bien que certaines femmes soient présentes au sein du processus, il convient de se demander de quelle manière et à partir de quels critères elles l’ont été. La question qui m’interpelle, c’est celle de quel type de reconnaissance ces victimes vont bénéficier. S’il s’agit d’une reconnaissance de leur souffrance, je dirais que c’est important de mettre en lumière ces expériences. Le problème réside dans le terme «indirecte», qui distingue entre deux types de reconnaissance. Alors que le statut de victime directe s’appuie sur une reconnaissance du statut résistant des hommes, celui d’indirecte s’appuie sur celui de la souffrance des femmes. Ainsi les hommes considérés comme victimes directes auraient souffert pour leur activité politique tandis que les victimes indirectes, essentiellement des femmes, sont représentées dans l’ombre de l’activisme des hommes. Quand on pose cette catégorie sans interroger avant ce que l’on entend par «résistance», «opposition», ce qui est politique de ce qui ne l’est pas ainsi que les ressorts de la répression politique, on aboutit à une reconnaissance partielle des victimes femmes.

Est-ce grâce au recours aux victimes indirectes que le nombre de femmes ayant déposé un dossier à l’Instance vérité et dignité est passé de 5 à 25% ?

Oui, le renflouement du nombre des femmes victimes est dû en grande partie à la promotion de ce statut de victimes indirectes. Plusieurs agences de l’ONU, avec la collaboration d’ONG locales comme Tounissi, ont appuyé leur campagne de sensibilisation en grande partie sur cette catégorie de victimes. Ce résultat s’appuie sur les outils managériaux du Pnud, qui consistent entre autres à observer les expériences comparées, comme au Maroc, où la notion de «victime indirecte» a déjà existé, bien que les contextes des deux pays soient différents. Je montre que la catégorie de «victime indirecte», bien qu’elle ait le mérite de souligner que les femmes qui ont souffert de la répression sont nombreuses, s’appuie en grande partie sur la promotion de stéréotypes liés à la féminité. «Faire du genre, c’est faire de la différence», disent les sociologues Sarah Fenstermaker et Candace West. On constate par exemple une grande focalisation sur la question de la «koffa», le couffin de nourriture préparé par les épouses ou par les mères et transmis aux prisonniers politiques, dans la représentation des victimes indirectes. Prédomine ici cet imaginaire de la victime indirecte qui est une femme nourricière, capable de sacrifices et de dons de soi, qui souffre des répercussions liées à l’emprisonnement de son mari, frère, ou père qui eux seraient les authentiques victimes «directes». Ainsi les femmes qui ont fait de la prison et ont reçu elles aussi le couffin sont peu visibles dans le processus, au même titre que les hommes qui ont souffert par ricochet de la répression de leurs proches, hommes ou femmes, sont rarement perçus comme des victimes indirectes. C’est en cela qu’il s’est moins agi d’adopter une perspective de genre que d’inclusion des femmes. Or, inclure ce n’est pas intégrer. L’autre problème sous-jacent lié à l’opposition entre victime directe et indirecte est celui d’ériger l’emprisonnement et la torture comme les seules formes de répression légitimement reconnues comme politiques.

Vous avez également focalisé votre travail sur la «violence ordinaire» à l’égard des femmes. De quoi s’agit-il au juste ?

Je montre dans ma thèse que la justice transitionnelle insiste trop souvent sur l’événement traumatique pour inclure les femmes plutôt que sur l’ordinaire de la violence politique. En ce sens, elle ne situe pas la répression politique subie par les femmes dans un continuum de violences sociales et économiques notamment. D’après les récits que j’ai recueillis, il y a bien sûr des victimes qui ont été capables d’intégrer les normes du processus en insistant sur ces événements lors des auditions et qui ont pu bénéficier d’un soutien dans la durée des associations après la révolution, devenant même des figures et des symboles de la justice transitionnelle. D’autres, par contre, notamment celles qui ont été appelées pour augmenter le nombre de victimes et qui n’ont pas de ressources particulières, ont vécu l’expérience du témoignage de manière assez violente, comme un sentiment de dépossession de leur vie et de leur propre histoire. Parce que l’expression orale de la souffrance a des limites. Mais aussi, lorsqu’on focalise pendant les auditions privées sur l’événement répressif, la torture ou l’emprisonnement, on oublie du coup ce qui vient après : toutes les sanctions sociales, notamment, ne pas pouvoir se marier, ne pas pouvoir travailler, etc. En somme, tout ce qui semble ordinaire, mais dont la privation est pourtant constitutive de l’expérience de la répression qu’on fait ces femmes. Ces femmes-là sont nombreuses, mais on ne les entend pas : je les appelle les « victimes ordinaires».

Pourquoi les femmes de gauche, victimes elles aussi de la tyrannie, n’ont-elles pas été aussi présentes que les islamistes dans le processus ?

— Il faut se rappeler que la JT a commencé en 2011 avec la création de collectifs, d’associations et la mobilisation des victimes qui dénonçaient et demandaient des comptes aux anciens du régime. Les femmes de gauche, notamment les féministes de l’Atfd, en ont fait partie. La victoire d’Ennahdha à l’issue des élections d’octobre 2011 a été décisive dans le déroulement du processus de JT. Ce mouvement, qui a subi, il est vrai, une importante répression dans les années 90, s’est approprié cette question et s’est inscrit en force dans le processus dès le début. En janvier 2012 est créé le ministère des Droits de l’Homme et de la Justice transitionnelle dirigé par le leader islamiste Samir Dilou. Mais la gauche, qui a pourtant subi une forte répression, d’abord de manière collective dans les années 70 et de manière plus individuelles par la suite, n’était pas autant organisée, ni structurée en 2011-2012, à la suite de la révolution, de la même manière que le mouvement Ennahdha. Elle n’avait pas cette capacité de rassemblement d’associations locales, dispositif dont bénéficiaient les islamistes à ce moment-là. On dit souvent que l’Association tunisienne des femmes démocrates (Atfd), ONG historique des féministes de gauche, a boycotté le processus. Faux. Elle a toujours été en faveur de la JT, tout en s’exprimant contre la manière dont le processus a été mené et notamment la sur-représentation des islamistes en son sein. L’Atfd a organisé le Tribunal fictif en 2011 et a publié un rapport en septembre 2012 sur le soulèvement populaire en y incluant un chapitre entier sur la nécessité d’inclure les violences socioéconomiques dans question de la JT. Plus tard, quand il y a eu la polémique sur l’arrêt des travaux de l’IVD en mars 2018, elle a signé la pétition pour le maintien et le prolongement du mandat de l’Instance. Dans l’audition publique du 8 mars 2017, Ahlem Belhadj, ancienne présidente de l’Atfd, a présenté son témoignage devant l’IVD. Enfin, les femmes de gauche à travers leur association ont présenté un dossier collectif à l’Instance.

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