Accueil A la une Professeur Yadh Ben Achour à La Presse : « On ne peut légitimer une nouvelle dictature au nom de la lutte contre les islamistes »

Professeur Yadh Ben Achour à La Presse : « On ne peut légitimer une nouvelle dictature au nom de la lutte contre les islamistes »

Figure nationale à l’aura internationale, homme discret et respecté à la parole rare et attendue, dans ce grand entretien à La Presse, l’éminent juriste apporte un éclairage inédit sur les origines de la crise globale qui frappe durement le pays. Dans ses réponses, Yadh Ben Achour lève les ambiguïtés qui continuent d’affecter l’interprétation de la Constitution. Ben Achour est professeur de droit public, ex-doyen de la faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales, Docteur honoris causa de nombreuses prestigieuses universités à travers le monde. Durant sa carrière universitaire, le Pr Ben Achour s’est spécialisé en droit public interne et international et dans la théorie politique islamique, matières dans lesquelles il a publié plusieurs ouvrages. Après la Révolution, il est désigné président de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution… En 2012, il reçoit le Prix international de la démocratie, Fondation Internationaler Demoktratie Preis, en Allemagne. Iyadh Ben Achour est entre autres cofondateur de l’Académie internationale de droit constitutionnel, cofondateur de l’Université Senghor d’Alexandrie, président du Tribunal administratif de la Banque africaine de développement jusqu’en 2016. Il a été élu membre du Comité des droits de l’homme des Nations unies en juin 2014 et réélu pour un deuxième mandat en juin 2018.

La Tunisie semble être condamnée à une crise perpétuelle. Quelle est votre analyse de cette crise ?

La crise, en elle-même, tout le monde la connaît. À travers la presse, les médias et les recherches universitaires et académiques, elle a été décrite dans ses moindres détails. Il est donc inutile de la décrire encore une fois. Il est cependant important d’en parler sous l’angle de la responsabilité, pour comprendre pourquoi on en est arrivé là. Parce que cette crise n’a été causée ni par le hasard, ni par la nécessité. Elle est le fruit à la fois de l’inconséquence et de l’incompétence. Je vais vous présenter cette pièce en trois actes. Premier acte. La Tunisie est victime d’un syndrome politique qui a pris des proportions hallucinantes : la jouissance du pouvoir et l’étouffement de l’intérêt général sous le poids des intérêts particuliers matériels et partisans. Arrivé au pouvoir en 2011, le parti Ennahdha a construit sa politique exclusivement sur le gain de terrain et la capitalisation des acquis. Ses dirigeants, en général, n’ont aucune culture de l’État, en ce sens qu’ils sont incapables, sauf exceptionnellement et sous le poids des contraintes extérieures, de tenir un raisonnement objectif sur les questions politiques au profit de l’intérêt général de l’État ou de la société. Un exemple très simple qui me vient spontanément à l’esprit en vous parlant. Ayant à choisir comme rapporteur de l’Assemblée nationale constituante entre un publiciste (spécialiste en doit public, ndlr) confirmé, le professeur Fadhel Moussa, n’appartenant pas à leur clan, et un jeune avocat nahdhaoui, ils ont fait le mauvais choix. Ils ont agi exactement de la même manière étroite et clanique quand il a été question d’élire les membres de la Cour constitutionnelle par l’Assemblée des représentants du peuple. Toujours des choix obscurs pour des candidats obscurs. Toujours, des calculs au ras des pâquerettes, des entourloupettes, des coups fourrés. Aucune hauteur d’esprit. On pourrait multiplier par centaines les exemples de ce type. C’est allé si loin que cela a suscité la colère de certains nahdhaouis intelligents ou intègres. Ils sont incapables de se projeter dans une logique d’État démocratique qui dépasserait leurs intérêts étroits de conquête du pouvoir et d’infiltration de l’État et de la société.

Ce ne serait pas la logique de tout parti politique ?

Je vous répondrai, oui, mais avec des limites. En particulier quand on a la responsabilité de la direction d’un État. La stratégie d’un parti politique dans l’opposition ou en campagne électorale ne peut demeurer la même, lorsque ce parti prend les rênes du pouvoir politique. Cette maladie infantile explique tous les maux que nous vivons : la massification de la corruption, le noyautage de l’État, de l’administration, de la justice et des services de sécurité, la baisse du niveau de compétence dans les structures de l’État et des entreprises publiques, le déficit budgétaire, le déséquilibre des finances publiques, la division sociale, la montée de la violence à l’intérieur et son exportation à l’extérieur, l’alliance avec les forces obscures du wahhabisme, invitées officielles de l’État sous la Troïka, l’islamisation régressive des mœurs, le blocage de la justice transitionnelle et certaines atteintes flagrantes aux droits de l’homme comme dans l’affaire Baghdadi Mahmoudi (ex-Premier ministre libyen extradé vers la Libye, le 24 juin 2012, au temps où Hamadi Jebali était chef de gouvernement, ndlr), contre la volonté du président de la République de l’époque Moncef Marzouki. Tout cela ne pouvait rester sans conséquences sur le plan économique et social, détérioration du niveau de vie des citoyens, surtout ceux de la classe moyenne et des déshérités. Ennahdha a une grande responsabilité. Je vous le dis pour expliquer la suite des événements et l’aggravation de la crise.

Venons-en au deuxième acte…

Deuxième acte de la pièce, parce que c’en est une. Les politiques pratiquées par le parti Ennahdha ont fini par produire une sorte de « dégoût social », aussi bien au sein de l’élite que des couches profondes du peuple. Le soutien populaire dont disposait le parti islamiste en 2011 a été rogné graduellement, comme on le voit à travers les élections entre 2011, 2014 et 2019. Ce dégoût a pris une ampleur telle qu’il a fini par radicaliser toutes les oppositions à l’islamisme politique. Cela malgré les professions de foi démocratiques des islamistes qui ne parviennent plus à convaincre à cause de leur habituelle manipulation du double langage. En un mot, ces oppositions en sont arrivées à  vendre leur âme au diable, à la seule condition de se débarrasser des responsables islamistes. C’est exactement la situation que nous vivons aujourd’hui, après les élections de 2019 et l’effrayante montée des populismes de tous bords; Qalb Tounès, Al Karama et le PDL par exemple. Kaïs Saïed, lui, parce que c’est un homme intègre qui symbolise l’intégrité, et pour qui Ennahdha avait pourtant voté, a pu ainsi mobiliser toutes les colères contre ce parti, et, même, plus largement, toutes les colères contre le système des partis.

Le président de la République a l’air de penser que l’on doit lutter contre la corruption et même gouverner un pays par la vertu. La vertu suffirait-elle ?

En politique, la vertu est nécessaire et le cynisme n’est pas toujours payant. Mais s’il y a bien un domaine où l’on ne peut gouverner par la seule vertu, c’est bien la politique. A moins d’entendre par vertu cette « Virtù » machiavélienne, associant la force, la ruse et le prestige et liée à la raison d’Etat. Si la vertu morale vient consolider ces qualités de l’homme d’État, alors, pourquoi pas, elle est bonne à prendre. L’Arthasastra, œuvre politique de Kautylia, penseur indien du VIe siècle av.J.-C., définit la politique comme la science du profit. La littérature arabo-persane sur les miroirs des princes (Marâyâ al Umarâ), nous offre des exemples multiples de cette morale spécifiquement politique qui n’a rien à voir avec la vertu, dans son sens éthique. Le penseur espagnol Baltasar Gracián au XVIIe siècle, auteur du Héros et de l’Homme de cour, avait développé des idées similaires. Tous ces auteurs, toute cette littérature politique mondiale, ne font pas de la vertu morale un fondement de la politique. La politique a ses propres critères. Si la vertu suffisait en politique, on n’aurait besoin ni de police, ni d’armée, ni de lois.

Il reste le troisième acte…

Effectivement, votre question me permet d’achever mon tableau et de passer au troisième acte de notre tragédie. Lutter contre la corruption : qui peut dire non ? C’est la question centrale de la politique présidentielle actuelle et nous soutenons tous le président sur ce point, parce qu’il y va de la crédibilité de l’État et de la relation de confiance qui devrait être établie entre l’État et le citoyen. Sur ce point, l’opinion est unanime. Mais le problème est de savoir comment ? Avec quels moyens et quelles ressources ? C’est ici que l’art politique doit jouer et que le président, tout en restant très ferme sur les principes et leur mise en exécution, doit les réaliser. Tout en jouant son rôle constitutionnel d’arbitre et de rassembleur au-dessus de la mêlée. Cela exige évidemment des qualités de stratégie et d’intelligence politique. À quoi sert-il de dénoncer la corruption dans des discours, de refuser la prestation de serment de certains ministres supposés corrompus, sans avancer la preuve de leur culpabilité ? De proclamer publiquement que 25 députés font l’objet d’une demande de levée de l’immunité parlementaire, pour se faire démentir le lendemain par le porte-parole de l’Assemblée, et provoquer au sein même de l’Assemblée une polémique sur cette affaire. Pourtant en respectant certaines conditions de l’art politique, le président de la République pourrait atteindre des résultats plus concrets. Or, il en est loin, comme le révèle, hélas, l’expérience. Elu en 2019, il s’est distingué par un manque de savoir-faire sidéral. Homme clivant, archaïque, obstinément convaincu de son bon droit, n’ayant aucun sens du compromis. Tout en jurant par le texte constitutionnel et la loi, l’État de droit et la démocratie, le respect des institutions, il n’a cessé de violer les lois, la Constitution et l’État de droit. Ces violations sont devenues notre pain quotidien. Et elle porte aussi bien sur l’esprit que sur la lettre de la Constitution.

Pouvez-vous préciser ce point relatif aux violations de la Constitution sur lesquelles les avis divergent ?

D’accord. Laissez-moi d’abord préciser que les avis divergent, mais ne sont pas également valables. Certains avis peuvent être consciemment ou inconsciemment motivés par des considérations autres que juridiques. Revenons aux violations. S’agissant de l’esprit de la Constitution, le président de la République s’est accordé par exemple le droit de désigner des ministres qui n’ont aucune assise parlementaire. Dans tous ces cas, d’ailleurs, la situation s’est retournée contre lui. Il est vrai que le paragraphe 3 de l’article 89 de la Constitution précise que dans l’hypothèse où le gouvernement n’est pas formé dans le délai maximum de deux mois après la proclamation des résultats définitifs des élections, « le président de la République engage des consultations avec les partis, les coalitions et les groupes parlementaires, en vue de charger la personnalité la mieux à même d’y parvenir de former un gouvernement…» Indépendamment de la procédure écrite de consultation initiée par le président, exagérément formaliste (alors qu’il aurait fallu plutôt recourir à une consultation par concertation orale avec les groupes parlementaires), ce dernier s’est reconnu le droit de ne pas tenir compte des avis et propositions qui lui ont été présentés et de nommer des chefs de gouvernement de son choix, comme ce fut le cas de MM. Fakhfakh et Méchichi. Cela ne va pas avec l’esprit de l’article 89. Plus grave, cette «impérialisation» de la fonction présidentielle mettons cela entre guillemets prend une grande ampleur avec les interprétations arbitraires de la Constitution au profit d’un pouvoir personnel et exclusif ; comme le fait de prétendre que le président est l’exclusif interprète du texte constitutionnel ou qu’il est le commandant suprême de toutes les forces militaires et de sécurité civile armées. Toutes ces positions relèvent de la même intention de présidentialiser le régime parlementaire tunisien. Mais le plus grave, ce sont les violations de la lettre même de la Constitution, comme à propos du serment des membres du gouvernement ou de la promulgation des lois. Là encore, le président de la République, violant clairement la Constitution, s’est reconnu le droit de refuser la prestation de serment et de promulguer les lois votées par l’Assemblée, aggravant ainsi la crise née de l’absence de Cour constitutionnelle. Je me suis déjà exprimé sur cette question dans une note que j’avais publiée en février dernier sur les réseaux sociaux pour la seule fois de ma vie. J’avais expliqué que Kaïs Saïed lui-même, en novembre 2018, avait soutenu que la prestation de serment était obligatoire pour le président, sans possibilité de choix. La condition substantielle de la formation du gouvernement ayant déjà eu lieu par le vote de la confiance de l’Assemblée. Que de contradictions ! La règle qui devait s’imposer à Béji Caïd Essebsi ne doit donc plus s’imposer à Kaïs Saïed, au nom de quoi ? De nombreuses personnes, y compris des juristes animés par « le dégoût social » que nous avons évoqué précédemment et la haine de l’islamisme politique dont ils perçoivent les dégâts ont choisi de fermer les yeux sur cette sorte de coup d’Etat permanent contre la Constitution. Quoique personnellement convaincu que dans certaines circonstances très graves, les considérations politiques doivent l’emporter sur le souci du droit, je ne suis pas disposé à légitimer, au nom de la lutte contre les islamistes, ce coup d’État permanent contre la Constitution. On ne peut pas et on ne doit pas se débarrasser d’un mal en ouvrant les portes à un mal encore plus dévastateur qui consisterait, au nom d’une révolution mal assumée et d’une Constitution mal comprise, à installer une nouvelle dictature. Tous ceux qui ont cru aux promesses de Ben Ali en 1987 l’ont amèrement regretté. Voilà, j’ai achevé mon tableau.

Les fuites sont à la mode par les temps qui courent. La dernière en date a ébranlé l’opinion publique, s’agissant d’un modus operandi d’un coup d’Etat, justement. Qu’en pensez-vous et que stipule l’article 80 évoqué à maintes reprises à cet égard ? 

Cette mystérieuse lettre datée du 13 mai 2021 me rappelle le récit de la lettre empoisonnée qui aurait été envoyée à la présidence. Tout cela baigne dans un invraisemblable brouillard orwellien (relatif à George Orwell, en référence à l’univers totalitaire imaginé par l’écrivain anglais, ndlr). Pour pouvoir juger cette affaire, il faut d’abord établir avec certitude la matérialité des faits. Ce qui m’inquiète, c’est que cette matérialité n’a pas été niée par la présidence. Quelque chose se tramait donc. Par ailleurs, il est important de savoir qui l’a rédigée, quel est son destinataire final, qui l’a fuitée, pourquoi, dans quel but ? Cela fait-il partie d’un plan d’ensemble ? Tout ce que je peux vous dire pour l’instant, c’est que ce soi-disant recours à l’article 80 de la Constitution est un détournement absolu de l’article 80. Aucune condition de fond prévue par l’article 80 n’existe actuellement. La condition fondamentale prévue par l’article 80 est la suivante : « En cas de péril imminent menaçant l’intégrité nationale, la sécurité ou l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le président de la République peut prendre les mesures qu’impose l’état d’exception… ». Il doit donc s’agir d’un péril immédiat, grave, interne (par exemple un putsch) ou externe (une agression étrangère) qui à la fois menace le pays et entrave le fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Par ailleurs, ces mesures doivent avoir pour objectif « le retour au fonctionnement régulier des pouvoirs publics » et non pas leur suspension. En un mot, et sans entrer dans le détail de l’analyse juridique, l’article 80 doit servir à sauver l’État et non pas à le détruire. C’est ce qu’il faut dire à l’auteur anonyme de cette lettre qu’il faudrait dénicher et juger. Cette lettre a été évoquée par le président de la République au cours de son entretien du 26 mai avec le Chef du gouvernement et le ministre de la Défense.

À cette occasion le président aurait modifié sa posture, l’avez-vous perçu ainsi ?

Oui le président a carrément changé son fusil d’épaule et a tenu des propos qui vont dans le sens de l’harmonie et de l’unité d’Etat, du respect du droit et de la Constitution, du respect mutuel et de la distribution équilibrée des compétences entre les institutions de l’État, etc. J’espère que cette profession de foi sera suivie d’effet durable et qu’elle ne constitue pas une simple position de circonstances provoquées par l’embarras découlant de cette fameuse lettre du 13 mai. Je souligne, en passant, que dans ses déclarations du 26 mai, le président de la République a commis une confusion juridique grave entre l’état d’exception prévue par l’article 80 et l’état d’urgence sous lequel nous vivons depuis des années. Je n’en ai pas cru mes oreilles. J’ai dû réécouter la vidéo pour m’assurer que cette faute a bien été commise à plusieurs reprises au cours de la déclaration présidentielle. Le président de la République devrait être plus prudent dans ses sempiternelles « consultations juridiques ». Ce n’est pas le rôle d’un président de la République de se mettre dans la posture d’une sorte de mufti de la République en matière constitutionnelle. Et ce n’est pas sur ce terrain que se situent les véritables problèmes du pays.

Le code électoral donne à chaque fois un champ politique éclaté avec une majorité faible et un président qui a peu d’attributions. Résultat, le conflit est permanent entre les forces politiques en place. Que faut-il faire, amender le code électoral, la Constitution ?

Les deux. Mais prudemment, avec précaution. La révision de la Constitution a été abordée par l’ensemble de la communauté des juristes dans notre pays. Nous sommes tous quasiment d’accord pour abandonner le caractère hybride de la Constitution actuelle et y introduire plus de cohérence et plus d’harmonie. Cela concerne en particulier l’organisation du pouvoir exécutif et les relations entre ce dernier et le parlement. Il faudrait tout d’abord rétablir l’unité de l’exécutif. Cela fait des années que nous vivons dans un régime de confrontation entre le président de la République et le Chef du gouvernement. Béji Caïd Essebsi a résolu le problème à sa manière, en évitant cependant le blocage des institutions. L’actuel président, comme je l’ai déjà indiqué précédemment, a provoqué un blocage des institutions. Pour éviter ces égarements, il faudrait par conséquent refaire, indépendamment des personnes, l’unité de l’exécutif, soit au profit du président de la République, soit au profit du Chef du gouvernement. La question doit porter également, selon les choix qui seront faits au sujet du type de régime, sur le mode d’élection du président de la République. Cela nous amène à la deuxième question : la relation entre l’exécutif et le parlement. Et là, nous avons, pour simplifier, le choix entre le régime présidentiel et le régime parlementaire. Mais ces choix ne dépendent pas de X ou de Y. Il faudrait qu’ils fassent l’objet d’un véritable débat national. La Constitution ne doit pas être révisée sur un coup de tête. Il faudrait, à cette occasion, revoir un certain nombre d’autres articles problématiques de notre Constitution comme l’article 81 ou encore les dispositions concernant la désignation des membres de la Cour constitutionnelle. Cette cour, tout le monde doit l’admettre, doit échapper à la surenchère partisane, comme c’est le cas jusqu’à aujourd’hui. Ce qui explique d’ailleurs l’échec de sa mise sur pied. Il ne sert à rien d’avoir une Cour constitutionnelle avec des membres incompétents prêtant allégeance à tel parti ou telle autorité. Plusieurs autres questions constitutionnelles doivent être également réglées et notamment celle des « autorités constitutionnelles indépendantes » et du « pouvoir local ». Mais cela nous éloigne de notre débat.

Et qu’en est-il de la loi électorale ?

Vous avez raison de souligner qu’elle est responsable d’un certain nombre de problèmes. Le système de scrutin actuel, calqué intégralement sur celui qui a été utilisé pour l’élection de l’Assemblée constituante, a montré ses limites. Sa faiblesse essentielle, c’est qu’il n’est pas susceptible d’aboutir à une bonne représentation majoritaire qui pourrait assurer l’harmonie entre le gouvernement et l’Assemblée. Je répète, encore une fois, que le mode de scrutin dont vous parlez a été choisi exclusivement pour la désignation des membres de l’Assemblée constituante. Il fallait éviter que la Constituante soit dominée par un seul parti. Mais, il faut répéter que la logique de l’Assemblée constituante n’est pas celle d’une Assemblée parlementaire. En effet, une Assemblée parlementaire a besoin d’une majorité ou d’une coalition majoritaire pour assurer une bonne collaboration entre le gouvernement et le parlement. Là encore, il faut voir les solutions et les examiner de près. Ce n’est pas facile de choisir un mode de scrutin. Il est possible que le scrutin majoritaire à deux tours, qu’il soit de liste ou uninominal, nous donnerait de meilleurs résultats, comme le pense un certain nombre de collègues. Tout cela doit être débattu entre spécialistes des questions électorales, responsables politiques et représentants de la société civile.

La Tunisie fait-elle l’objet, d’après-vous, de pressions étrangères ? Y a-t-il risque de perte de souveraineté ?

Aucun État ne peut échapper aux pressions étrangères, y compris les grandes puissances. L’ordre international est un ordre croisé d’intérêts mutuels. C’est donc l’intérêt de chaque État qui prévaut. Heureusement, l’éthique n’est pas totalement absente de cet ordre. C’est ce qui explique tous les développements du droit international, des droits de l’homme, du droit humanitaire, de la criminalisation des infractions les plus graves ; comme les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, le crime de génocide, etc. Quand il s’agit d’un petit État comme la Tunisie, l’influence étrangère est évidemment plus accentuée. En particulier, lorsque l’État se met lui-même dans une situation de faiblesse ou qu’il n’a pas à sa tête une figure historique puissante, respectée par ses vis-à-vis au niveau international. Je vous rappelle que Bourguiba pesait aussi lourd que Nehru, Tito, Nasser ou Soekarno qui présidaient aux destinées de pays beaucoup plus importants sur le plan de la population et du territoire. Toute la politique du président Bourguiba, qui était un as en matière de stratégie internationale, a consisté à définir clairement ses alliances et à les mettre de son côté en cas de besoin. C’est ainsi qu’il a pu obtenir, après le bombardement israélien de Hammam-Chatt en 1985, l’adoption de la résolution 573 du Conseil de sécurité par laquelle ce dernier a condamné l’agression israélienne contre le territoire tunisien en violation flagrante de la Charte des Nations unies. Par conséquent, tout le problème est de savoir choisir ses amis. Mais choisir ses amis ne signifie pas se vendre au plus offrant, en octroyant des privilèges exorbitants à certains Etats, en fonction des réseaux internationaux d’alliances fondées sur les affinités idéologiques. Les gouvernements successifs depuis la révolution ont placé la Tunisie dans un état extrême de vulnérabilité économique et financière. Le surendettement (en 2020, une dette de presque 100 % du PIB) fait que le pays, le couteau sous la gorge, devient forcément dépendant des financements que veulent bien lui consentir le FMI, le groupe de la Banque mondiale, l’Union européenne, etc. Ce qui aggrave la situation, c’est que nos gouvernements se sont rapprochés de ces réseaux internationaux d’alliances idéologiques. Je vise par là l’internationale « frériste » dans laquelle le Qatar et la Turquie jouent un rôle prépondérant. Rien de pire pour l’autonomie et l’autodétermination de notre pays. L’internationale islamiste n’est pas moins dangereuse pour notre souveraineté aujourd’hui que l’internationale communiste d’antan, pour les pays d’Europe centrale et orientale. En définitive, il n’y a pas seulement un risque de perte de souveraineté. C’est déjà fait. Les petites querelles au sommet de l’État sont loin de rehausser le prestige de la Tunisie, au contraire. Ce sont des comportements antipatriotiques.

Vous êtes l’initiateur d’une pétition signée par des intellectuels tunisiens pour dénoncer les dernières agressions d’Israël contre Gaza qui a fait plus de 230 morts. Avez-vous constaté une prise de conscience de la part de la communauté internationale en faveur des Palestiniens ?

Je pense que la dernière attaque disproportionnée d’Israël contre Gaza et la politique discriminatoire menée par Israël à l’égard des Palestiniens de l’intérieur d’Israël et à Al Qods constituent un tournant important dans la gestion de l’affaire palestinienne au niveau international.

Des manifestations importantes ont eu lieu dans des pays comme l’Irlande, pays très sensible à la résistance au fait colonial, et même aux États-Unis. Dans le monde entier, nous avons vu l’opinion publique, les parlements, les oppositions, et même certains gouvernements occidentaux prendre position d’une manière inattendue pour défendre les droits du peuple palestinien et dénoncer l’énorme injustice dont il est victime. Nous avons observé cette nouvelle tournure de la question au Parlement français, au Parlement européen, au Vatican, également de la part de certains commissaires européens, en Irlande, en Belgique, en Argentine.

Cette prise de conscience se développera. Il est vrai que l’Europe reste d’une manière générale frileuse sur cette question, à cause de la responsabilité d’un certain nombre d’Etats européens, et pas seulement l’Allemagne, dans l’horreur de la Shoah. Cependant, il y a du nouveau dans ce que vous appelez « la prise de conscience de la communauté internationale ». À ce propos, je voudrais quand même rappeler que pendant que l’Europe maltraitait les juifs, la Tunisie, avec Moncef Bey et le Maroc, avec Mohammed V, ont pris fait et cause pour les juifs et ont empêché sur leur territoire toute politique ségrégationniste à l’égard de leurs sujets juifs.

Les dirigeants palestiniens n’ont-ils pas une part de responsabilités quant à l’enlisement du conflit. Sur le plan interne, les élections sont reportées aux calendes grecques par Mahmoud Abbas et par les chefs du Hamas qui n’hésitent pas à sacrifier leur population, sans mesurer le rapport de force. Entre-temps, les dirigeants du Hamas mènent la belle vie au Qatar. Corruption et népotisme sont institutionnalisés, discrètement dénoncés par les Palestiniens eux-mêmes, aussi bien à Gaza qu’en Cisjordanie. Si les chefs parlaient d’une seule voix et respectaient leur population, peut-être auraient-ils été plus audibles. Qu’en pensez-vous ?

Je suis d’accord avec vous pour dire que la division de la direction palestinienne est une affaire très grave pour la cause palestinienne. Pour le reste, je sais que le Hamas est arrivé au pouvoir, non pas par un coup d’État, mais par les élections tout à fait démocratiques du 26 janvier 2006. La politique modérée de l’autorité palestinienne n’a pas eu de succès, ni sur le plan du processus de paix, au contraire, ni sur le plan de l’amélioration des conditions de vie des Palestiniens. C’est ce qui explique la victoire du Hamas aux élections de 2006. Par ailleurs, et d’une manière plus générale, cette injustice colossale à l’égard d’un peuple n’a eu pour résultat que de développer les partis islamistes et le radicalisme religieux.

Sur l’affaire palestinienne, les Arabes n’en sont plus à discuter en termes idéologiques sur les thèmes de l’État civil, la laïcité, la sécularisation, le théocentrisme politique. Pour eux, aujourd’hui, celui qui montre le plus de capacité à la résistance contre la colonisation israélienne devient l’élu du peuple. Et pour l’opinion arabe, les attaques du Hamas contre Israël ne sont pas des actes de terrorisme, mais des actes de résistance. En définitive, la politique américaine, celle également des Etats européens, ont largement contribué au développement de l’islamisme politique en terre palestinienne, alors que cette dernière était le terroir des partis de gauche progressistes et révolutionnaires. Pour conclure, je dirais que l’État d’Israël n’a pas d’avenir. Pourquoi ? Parce qu’il a raté l’occasion d’établir une paix véritable, durable et juste avec les Palestiniens du temps d’Isaac Rabin. Le seul à avoir intelligemment compris qu’une paix réelle avec les Palestiniens pouvait assurer à Israël une stabilité définitive.

Ce n’est quand même pas un Arabe qui l’a assassiné, mais un partisan de l’extrême droite, avec, d’ailleurs, la complicité passive de Netanyahou. Ayant raté cette occasion, Israël, quelle que soit sa puissance militaire, quelles que soient sa force technologique et ses performances scientifiques, quels que soient les soutiens immenses qu’il reçoit des États-Unis et de leurs alliés, quelles que soient également les faiblesses présentes du monde arabe et musulman, Israël, disais-je, avec des gens comme Netanyahou, est en train de creuser sa tombe.

Il suffit de consulter, sur la longue histoire, une carte de géographie politique pour en être convaincu.

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2 Commentaires

  1. Boufares

    7 juin 2021 à 10:47

    Si Yadh, vous êtes l’homme providentiel de la Tunisie ,je vous en prie de vous préparer à vous présenter à la prochaine élection présidentielle.il y a deux ans vous avez donné aussi un interview au journal La Presse que je garde encore et je me suis souhaité que vous vous présenter à la présidentielle à la place de Kaies Saied. J’ai eu le grand plaisir et la fierté de vous saluer lors d’un meeting à Bonn en Allemagne. Toutes mes respectueuses salutations. Slah-Eddine Boufares

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  2. Dave

    7 juin 2021 à 13:01

    Je suis tout à fait d’accord! La Tunisie a besoin d’un vrai homme de responsabilité.

    Répondre

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