« Nous sommes devenus une plateforme africaine de passage pour le trafic d’or, de drogue et d’argent et, forcément, ce trafic génère un trafic parallèle en Tunisie », souligne l’expert et universitaire Maher Gaïda.
Nous le savions depuis déjà une dizaine d’années, le volume d’argent sale qui ne transite par aucun circuit bancaire est énorme. Le marché de change au noir fait même dire à certains qu’il existe dans la zone de Ben Guerdane une « Banque centrale » parallèle.
Ce que l’on sait moins en revanche, c’est que depuis l’unification du commandement des unités sécuritaires et des unités militaires, les contrebandiers et les bandes du crime organisé spécialisés dans le blanchiment d’argent ont des sueurs froides, pour ne pas dire sont aux abois, ils se savent traqués, filés, voire infiltrés. Et, par-dessus tout, ils savent que le laxisme dont ils ont su profiter ces dernières années pour faire prospérer leurs petites affaires est bel et bien terminé. Aujourd’hui, ils cherchent de nouvelles cachettes, et, visiblement, tentent d’exfiltrer l’argent à destination des pays étrangers « plus sûrs ».
Des circuits perturbés
Pour en savoir davantage sur cette guerre, révélée au grand jour, contre le grand banditisme qui gangrène l’économie et pervertie tout sur son passage, de la politique au climat social, en passant par des secteurs d’activité en entier, nous avons contacté Mohamed Bizani, Secrétaire général du syndicat national des officiers et des agents de la douane tunisienne, qui nous a confirmé l’importance des dernières prises. Des coups de filet spectaculaires par les sommes et les objets saisis qui prouvent bien que les circuits habituels empruntés par les trafiquants de tout acabit sont « perturbés », à l’issue des changements qui se profilent depuis le 25 juillet.
« Les contrebandiers, ceux qui manipulent de grosses sommes en cash, ont compris que nous sommes actuellement dans une période de transition et que de gros changements pourraient être opérés au sein de la douane, explique Mohamed Bizani. Tout cela trouble leurs plans et leurs circuits traditionnels ». Selon lui, il est évident que les gros trafiquants, au vu de ces bouleversements, cherchent d’abord à se faire payer rapidement par leurs débiteurs (eux-mêmes contrebandiers). Deuxième étape, ils cherchent à mettre l’argent à l’abri, notamment dans des pays voisins où résident certains gros barons du commerce illégal.
« Soyons francs, les saisies de grosses sommes d’argent et de marchandises de grande valeur qui ont défrayé la chronique, rappelle-t-il, n’est possible que s’il y a une couverture politique et des accords tacites entre les agents de la douane. Or, cette couverture politique, tient-il à rappeler, peut s’éroder et nous faire faux bond, des agents risquent d’être mutés pour avoir montré trop de zèle. Mais, lorsque l’appui politique est garanti, le travail est bien fait, le résultat est immédiat. C’est la panique chez les trafiquants », se félicite encore notre interlocuteur.
Mohamed Bizani nous confie que la saisie de 17 kilos de cocaïne au port de La Goulette, est le fruit du hasard. Un supérieur a demandé à l’un des agents de rentrer chez lui, car son uniforme n’est pas réglementaire. Le circuit des trafiquants a été bouleversé, ce qui a rendu possible la découverte du butin de « crack ».
Malgré son extrême violence, le syndicaliste a écarté la possibilité que le crime organisé recoure en Tunisie aux armes pour protéger ses intérêts. « Ces gens sont armés et ils ont la possibilité de devenir violents, mais ils n’oseront pas, note Mohamed Bizani. Ils ont beaucoup trop d’intérêts en jeu, ils ont peur de compliquer leur business ».
Comment prospère l’argent sale ?
Afin de comprendre mieux les circuits de blanchiment d’argent sale, La Presse a contacté l’expert et universitaire Maher Gaïda, pour qui la Tunisie est devenue une véritable plaque tournante du blanchiment d’argent. « Plusieurs secteurs sont concernés par le blanchiment d’argent à l’instar de l’immobilier, les salons de thé, les vendeurs de fruits secs, et en général, tout secteur où le cash en circulation échappe au secteur bancaire », précise l’expert. Pour blanchir efficacement son argent, il faut passer par ces filières où les transactions se font presque exclusivement en liquide, sans intermédiation bancaire. « Il faut savoir que le blanchiment d’argent est aussi lié à un autre, celui de la fraude fiscale, note Maher Gaïda. Malheureusement, en Tunisie, la fraude fiscale n’est pas identifiée comme étant du blanchiment d’argent. » L’expert explique que depuis quelques années déjà, l’étau se resserre sur le plan international sur les trafiquants, cela n’empêche pas des camions remplis de palettes de billets d’argent de transiter par notre pays. « Nous sommes devenus une plateforme africaine de passage pour le trafic d’or, de drogue et d’argent et, forcément, ce trafic génère un trafic parallèle en Tunisie », regrette Maher Gaïda. Pour que ces réseaux prospèrent, les trafiquants n’hésitent pas à arroser politiques, hauts fonctionnaires et petits agents. Cependant, notre interlocuteur ne croit pas en l’efficacité d’un coup de pied dans la fourmilière, comprenez l’establishment de la corruption. « Pour faire correctement le travail, il faudrait assainir un certain nombre de secteurs sensibles », préconise Maher Gaïda, tout comme il recommande à ce que l’Etat opère en urgence un changement de la monnaie nationale pour rendre obsolète la monnaie cachée. L’expert note également avec regret que les lanceurs d’alerte ne sont pas suffisamment protégés en Tunisie, et qu’il est donc facile de les intimider. Sans compter que certains ont déjà « les mains sales », pris dans l’engrenage, ils ne peuvent plus quitter le circuit même s’ils le veulent.
Il est donc clair qu’une partie de la couverture dont bénéficiaient les trafiquants a été agitée, mais il est clair aussi que ces bandes du crime organisé possèdent une capacité d’adaptation très forte. Dans un autre contexte, le Général de Gaulle disait : « Il faut frapper vite et fort » !