De belles découvertes, de beaux échanges, des lectures éclairées et stimulantes au menu de cette rencontre. La découverte des auteurs, de leur rapport à l’écriture, à la jeunesse, à la langue, à l’Autre.
Mis en œuvre par l’Institut français de Tunisie, en partenariat avec le ministère des Affaires culturelles tunisien, à l’initiative du ministère de la Culture française, le Congrès mondial des écrivain(e)s de langue française s’est tenu, les 25 et 26 septembre 2021 à la Cité de la culture Tunis, réunissant, sous l’impulsion d’un comité littéraire initié par Michel Le Bris et coordonné par Leïla Slimani, des écrivains prestigieux de langue française des cinq continents.
Au programme, conférences, débats et autres rencontres répartis dans les différents espaces de la Cité de la culture et diffusée, également, en ligne, sur la page de l’Institut français.
Entre restitutions d’expériences personnelles et autres lectures de leurs textes ou ceux d’autres auteurs, Brigitte Smadja, Nathalie Papin et Seyhmus Dagtekin ont échangé autour du thème «L’écriture de l’oralité», tenue le 26 septembre au Théâtre des régions et animée par le journaliste français Julien Bisson.
Née en 1955 à Tunis, Brigitte Smadja est une auteure de littérature de jeunesse française. Normalienne et agrégée de lettres, elle est professeur à l’École supérieure des arts appliqués Duperré à Paris. Elle a huit ans quand sa famille quitte Tunis, un événement qu’elle vit comme une injustice et qui marquera à jamais le cours de son existence. Enfant, elle rêve de devenir pilote d’avion ou mère supérieure de couvent. Elle suivra des études littéraires (école normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud et agrégation de lettres) avant de commencer une carrière de professeur de français dans un lycée parisien, métier qu’elle exerce toujours, en parallèle de ses activités en tant qu’auteur et éditrice. Ses romans parlent d’amour, d’amitié, de justice et sont à l’occasion partiellement autobiographiques, comme par exemple, dans «Quand papa était mort» ou «Ne touchez pas aux idoles». Elle est l’auteur d’une trentaine de romans pour l’École des loisirs, maison d’édition où elle dirige la collection ‘Théâtre’. Elle écrit également des romans pour adultes publiés chez Actes Sud.
Nathalie Papin est née en 1960 à Roussay, Maine et Loire. Formée à l’Art du geste, au centre des Arts et techniques du cirque, Nathalie Papin multiplie les expériences dans le domaine théâtral, puis se consacre à l’écriture. Elle est considérée comme une autrice contemporaine majeure dans le domaine du théâtre pour la jeunesse. Elle écrit son premier récit pour adultes en 1995, Le Tout-contre aux éditions Paroles d’Aube. Sa première pièce, «Mange-Moi», paraît en 1999 à l’Ecole des Loisirs qui éditera jusqu’à ce jour la majorité de son théâtre, entre autres, «Debut», « Le Pays de Rien », « Yole Tam Gué », « Camino », « l’Appel du pont », « Qui Rira Verra », « Petites Formes ».
Seyhmus Dagtekin est né en 1964 à Harun, village kurde dans les montagnes de la Turquie. Après des études en audiovisuel à Ankara, il s’installe à Paris en 1987. Poète et romancier, il est notamment l’auteur d’«Elégie pour ma mère» et «A l’ouest des ombres» (Le Castor Astral), ainsi que de « A la source, la nuit » (Robert Laffont, 2004, Prix des Cinq Continents de la Francophonie, Le Castor Astral, 2017). Il est lauréat des prix Mallarmé, Théophile Gautier, Yvan-Goll et Benjamin-Fondane. Enfin, il a cofondé Poètes en Résonances.
Comment la parole, le souffle, le style débordent continument la langue, et la gardent vivante, en la recréant. Être écrivain, quel que soit la langue d’écriture, c’est inventer sa propre langue. Par oralité on peut entendre les contes, récits, légendes qui ont nourri l’imagination populaire, témoignent de sa créativité et sont constitutives en cela des communautés humaines — par opposition pense-t-on parfois à la création savante, écrite, œuvre de créateurs individuels. Mais est-on si sûr que l’une ne nourrit pas l’autre ? Et, au-delà, ne peut-on pas tenir que la littérature (écrite) est cette création paradoxale qui, par le rythme, le style, le souffle, réintroduit l’oralité au sein même de l’écrit ?
Comment résoudre cette apparente contradiction par la magie de la littérature ? questionne Julien Bisson.
Brigitte Smadja souligne que, pour elle, l’oralité est passée d’abord par la parole écrite. «Dans ma jeunesse, le support initial fut d’abord écrit, cela s’est passé par le théâtre, j’avais 10 ans je suis arrivée en France de Tunisie à l’âge de 8 ans. Un professeur nous faisait lire et dire en classe une œuvre par semaine», raconte-t-elle. Une écriture dite, pas évidente pour elle, à l’époque, la langue lui paraissant opaque, elle qui ne se considérait pas assez française. La magie du rituel installé par le professeur, l’écoute de la parole a donné un sens aux mots. A force de dire et d’écouter, un sens a surgi, comme elle le note. Une expérience essentielle qui l’a fortement marquée. A son tour, devenue enseignante, elle a proposé Racine à ses élèves au collège en leur demandant d’accueillir sa parole «comme une langue étrangère, quelque chose comme une prière…»
Nathalie Papin, qui écrit pour la jeunesse, raconte qu’à 10 ans, elle voulait apprendre le dictionnaire par cœur, un enjeu de vie ou de mort pour elle à l’époque. Ce fut un échec, dit-elle, qui l’a poursuivi pendant longtemps. C’était une erreur d’enfance que de croire que les mots étaient comme des petites boîtes que l’on devait ouvrir les unes après les autres, alors que, dit-elle, «il faut créer un souffle, un mouvement et avec peu de mots on peut tout dire et le théâtre se situe là pour moi.» et d’ajouter : «Quand j’ai trouvé cette écriture, j’ai trouvé une forme d’oralité pas pour moi mais pour celui qui va s’emparer de ma parole. Une parole incarnée à l’adresse de l’enfant». «Cette adresse à l’enfance, affirme-t-elle, permet d’aller à sa source poétique. Pour elle, le travail de l’écriture se traduit par une parole écrite et cela implique une inséparabilité entre le chemin de l’oralité et de l’écrit». Pour Smadja, dire un texte, donc parler par la voix d’un autre permet à certains enfants d’aller au-delà de leur timidité.
Comme il est question dans cette rencontre d’oralité et d’écrit, cela allait de soi que l’on nous propose des lectures de textes. C’est un extrait du début du texte (théâtre de jeunesse) «La jeune fille, le diable et le moulin» d’Olivier Py (dramaturge et metteur en scène français, également comédien et réalisateur) que nous fait découvrir Smadja :
Au cœur de la forêt. On entend les oiseaux.
Le Père : Je ne suis jamais venu ici. Pourtant je croyais bien connaître cette forêt si profonde, si obscure que mes paupières s’alourdissent. Je sens une grande fatigue. Je vais me reposer un peu. La tête sur cette pierre sèche. Je ne dors pas. Je ferme simplement les yeux. Il s’éloigne, le fracas de ma vie. La nuit tombe sur moi. Je ne dors pas, je ferme simplement les yeux.
Par expérience, commente-t-elle, et contrairement à ce que croient les adultes, les enfants sont réceptifs à des formes d’écriture que l’on pourrait croire et complexes et pas évidentes, ils sont prêts à accueillir une parole beaucoup plus élaborée que celle qu’on leur suppose.Seyhmus Dagtekin a lu un extrait d’un de ses textes : «Le sang de ces vaches antiques», un texte qu’il dit avoir écrit «quand l’Amérique se préparait à ses nouvelles croisades en Orient». Pour ce qui est de l’oralité pour lui, il l’associe aux enfances, à l’animalité, au pouvoir et à l’empire.A la question de Brigitte Smadja, s’il lui arrivait de donner ses textes à lire pour les écouter par la voix d’un autre, «pour écouter ses gestes, ses ressentis…», dit-elle, Dagtekin répond qu’il y a, en France, une manière de lire le texte tout en restant extérieur qui le gêne beaucoup et que pour lui le corps doit disparaître avec le texte, qu’il faut habiter le texte. «Quand j’écris, se crée un rythme dans ma tête que j’essaye de transmettre en lisant», ajoute-t-il.
Pour Nathalie Papin, entendre un texte est de l’ordre de la révélation semblable à celle de la révélation de la photographie argentique…Dagtekin affirme, dans ce sens, que l’homme est un animal de l’oralité et qu’il ne faut pas se couper de cela. « Quand j’ai commencé à apprendre le français dans ma chambre d’étudiant j’ai lu «Les fleurs du mal» à haute voix, le jour où j’ai commencé à le déchiffrer, le français s’est ouvert à moi.», raconte-t-il et d’ajouter que dire le texte à haute voix le fait vibrer dans le corps, prenant comme exemple les surréalistes qui se lisaient, leurs poèmes, entre eux. «Quand j’écris, j’envoie loin de moi mes textes pour qu’ils aillent se débrouiller, ils appartiennent au lecteur qui en fait ce qu’il veut.», note-t-il et de poursuivre: « J’ai écrit des textes qui ont été mis en scène, le texte se révèle autrement, occupe l’espace outre l’espace mental du lecteur».
Brigitte Smadja, de son côté, souligne qu’un texte se révèle à l’oral et en tant qu’enseignante, elle a toujours incité ses élèves à dire le texte, estimant que des aspects dans le texte sont plus perceptibles à l’écoute. Pour elle, ce fut le côté comique dans «A la recherche du temps perdu» de Proust et «La métamorphose» de Kafka, qu’elle a mieux perçu dans sa jeunesse à l’oral que lors de la lecture intime.Ecrire l’oralité, est-ce singer le réel ou inventer une langue quotidienne ? Demande Julien Bisson.
«Mon choix s’est porté sur une langue travaillée qui aboutit d’une forme simple mais qui nécessite un travail énorme. J’ai du mal avec le bavardage et les bifurcations orales», répond Papin
Pour Smadja, l’écrivain doit proposer un écart par rapport à la langue visuelle, un écart qui est, selon les auteurs, plus ou moins fort même dans la langue de tous les jours : «J’insiste pour proposer aux enfants une langue qui soit autre que celle des jeux vidéo, d’internet ou de la télé mais plutôt une langue qui propose un écart».
De belles découvertes, de beaux échanges, des lectures éclairées et stimulantes au menu de cette rencontre. La découverte des auteurs, de leurs rapports à l’écriture, à la jeunesse, à la langue, à l’Autre. Une occasion aussi de s’ouvrir sur de nouvelles littératures, de déguster de succulents textes, comme «Debout», lu à deux par son auteure Natahalie Papin et Brigitte Smadja, et d’apprendre que de rien l’on peut créer de la lumière…