Faire appel au peuple en dehors de ces cadres, faire appel à ses émotions et à son ras-le-bol de la situation actuelle présente de graves risques pour la démocratie.
Une lutte sans merci contre la corruption devra être menée, et ceux qui en sont responsables devront être punis au terme de procès équitables.
Suspendre une Constitution ne donne aucune garantie du retour à la normale et ne donne aucune garantie de redevabilité de l’exécutif pour les actions menées pendant cette suspension.
Je suis d’avis que le premier pas vers la recherche d’une solution devrait être le rétablissement de la démocratie représentative.
La situation ne correspond pas à la définition de grave danger qui menace la vie de la nation, qui est accepté dans les Etats démocratiques comme justification pour déroger aux équilibres constitutionnels.
Le président de la Commission de Venise, M. Gianni Buquicchio, accorde une interview exclusive au journal La Presse. Dans cet entretien, le président la Commission européenne pour la démocratie par le droit (dite Commission de Venise) donne clairement son avis, et sans aucun doute celui de la commAission, sur le recours du Président de la République à l’article 80 de la Constitution dans la nuit du 25 juillet 2021, mais également sur le décret 117 du 22 septembre 2021. Par ailleurs, M. Gianni Buquicchio juge inquiétante la situation de la Tunisie.
Au cours de la transition démocratique qui a débuté en 2011, vous avez été consulté à plusieurs reprises. Depuis le 25 juillet 2021, avez-vous été sollicité pour un avis ? Sinon, est-ce que vous le déplorez?
La Commission de Venise du Conseil de l’Europe a travaillé aux côtés de la Tunisie dès la révolution de 2011 ; à ce titre, nous avons préparé plusieurs avis – sur la nouvelle Constitution, sur les instances indépendantes, sur la Cour constitutionnelle, sur les partis politiques. Comme leur nom l’indique, ces avis portent conseil sur la base du droit comparé mais ne lient pas l’Etat demandeur, à qui appartient la décision finale. Mais notre coopération avec la Tunisie ne s’est pas limitée à la préparation d’avis formels: nous avons également tenu des échanges de vues, des séminaires. Depuis 2010, la Tunisie est membre de la Commission de Venise sur un pied d’égalité avec les autres 61 Etats qui y participent. Nous sommes toujours à la disposition de la Tunisie pour apporter conseil. Nous avions connaissance des problèmes que traversait la Tunisie, mais nous n’avions pas été sollicités ni avant, ni après la déclaration de l’état d’exception le 25 juillet 2021. Consulter la Commission de Venise, par ailleurs, n’est de loin pas obligatoire; il reste qu’il est souvent utile pour identifier des solutions conformes aux normes internationales, inspirées par l’expérience d’autres Etats dans des situations similaires. Car la situation tunisienne, bien que certainement singulière et très préoccupante, n’est malheureusement pas sans précédent.
Sur le fond, allons par ordre chronologique, de votre point de vue, que s’est-il passé le 25 juillet 2021?
Plusieurs Constitutions démocratiques prévoient la possibilité de déclarer l’état d’urgence pour faire face à des dangers qui menacent la vie de la nation. Pendant l’état d’urgence, l’équilibre des pouvoirs est modifié en faveur de l’exécutif pour lui permettre d’adopter les mesures urgentes visant la solution de la crise qui a provoqué la déclaration d’état d’urgence. Dans un Etat démocratique, l’état d’urgence est régi par des principes fondamentaux, tels que l’Etat de droit, la proportionnalité, la nécessité ; il doit avoir un caractère temporaire et doit être soumis à un contrôle parlementaire et judiciaire efficace.
La déclaration de l’état d’exception du 25 juillet 2021 a, à mes yeux, une particularité inquiétante : bien qu’effectuée pendant la pandémie du Covid-19 qui a poussé un grand nombre de pays à déclarer l’état d’urgence, elle ne vise pas la gestion de la pandémie. Elle vise plutôt la solution d’un problème très profond et très étendu de dysfonctionnements des institutions de l’Etat et de corruption à large échelle parmi les décideurs politiques. Mais cette situation ne correspond pas à la définition de grave danger qui menace la vie de la nation, qui est accepté dans les Etats démocratiques comme justification pour déroger aux équilibres constitutionnels. Une telle situation ne peut être résolue par une déclaration d’état d’urgence et par le gel d’activités des autres institutions étatiques.
Quelle lecture faites-vous du décret 117 décidé par le Chef de l’Etat et pensez-vous qu’il correspond à «des mesures exceptionnelles» entrant dans le cadre d’un régime dérogatoire et provisoire, prévu par l’article 80 de la Constitution tunisienne?
Le décret 117 ne me semble pas correspondre aux normes internationales en matière d’état d’urgence. Il suffit de rappeler qu’il ne contient aucune limite temporelle,qu’il élimine le Parlement qui devrait exercer le contrôle de l’exécutif, qu’il ne limite pas l’étendue des pouvoirs présidentiels à la solution d’une crise déterminée. J’ai rappelé les principes d’un état d’urgence démocratique: ils ne sont pas respectés.
Ce n’est pas à la Commission de Venise d’interpréter la Constitution de la Tunisie. Mais je me dois de rappeler que l’absence d’une Cour constitutionnelle est l’une des causes de la crise politique qui a porté aux décrets présidentiels de cet été ; et si une Cour constitutionnelle avait été créée, comme par ailleurs la Commission de Venise l’avait recommandé et comme moi-même l’avais rappelé à plusieurs reprises lors de mes visites à l’Assemblée des représentants du peuple, ainsi que par une déclaration publique de novembre 2018, nous ne devrions pas aujourd’hui spéculer sur l’interprétation de l’article 80 de la Constitution.
Depuis le 25 juillet, et la publication par la suite du décret 117, la Tunisie est-elle en train de respecter l’article 4 du pacte des droits civils et politiques qu’elle a ratifié?
J’ai déjà dit que je considère que les normes internationales ne sont pas respectées.
Peut-on, selon vous, dans une démocratie, suspendre l’application d’une Constitution, sans que les citoyens ne soient consultés ?
Dans une démocratie, comme je l’ai rappelé, on peut déclarer un état d’urgence pour faire face à un danger grave menaçant la vie de la nation. Cet état d’urgence engendre des dérogations au fonctionnement normal des institutions étatiques, et permet une augmentation des pouvoirs de l’exécutif. Mais ces dérogations ont lieu dans le cadre de la Constitution, elles sont prévues, limitées et contrôlées par la Constitution. Un état d’urgence démocratique ne suspend pas la Constitution. Il ne faut pas confondre ces deux situations. Un état d’urgence vise le rétablissement de la situation de normalité, le retour au fonctionnement normal et démocratique des institutions de l’Etat. Par contre, si la Constitution est suspendue, il n’y a aucun cadre ni limite à l’exercice des pouvoirs présidentiels, sauf les limites éventuellement autodécidées par le Président lui-même.
Suspendre une Constitution ne donne aucune garantie du retour à la normale et ne donne aucune garantie de redevabilité de l’exécutif pour les actions menées pendant cette suspension.
En même temps, n’y a-t-il pas un risque que le recours au référendum soit un moyen détourné en faveur d’un éventuel plébiscite ?
Un référendum est un moyen d’exercice de la démocratie directe qui a une valeur importante lorsqu’il est exercé en complément de la démocratie représentative et dans les cadres constitutionnel et législatif démocratiquement décidés par le constituant et/ou le législateur, donc par le peuple.
Faire appel au peuple en dehors de ces cadres, faire appel à ses émotions et à son ras-le-bol de la situation actuelle présente de graves risques pour la démocratie, comme la Commission l’a souvent rappelé en relation à plusieurs pays.
La démocratie, le droit, la légalité sont-ils toujours forcément les réponses adéquates dans un espace public miné par la corruption, le clientélisme et le népotisme?
Les problèmes de la Tunisie sont graves et la solution ne sera pas facile à trouver. Mais toute solution doit être cherchée dans le respect de la Constitution, de la démocratie, du droit et de la légalité. La plupart des pays ont connu et géré des problèmes de corruption, clientélisme, népotisme. Des solutions ont été trouvées. La Tunisie devrait s’en inspirer pour trouver sa propre formule. Une réponse autoritaire ne peut donner aucune garantie qu’une solution sera trouvée.
Je suis d’avis que le premier pas vers la recherche d’une solution devrait être le rétablissement de la démocratie représentative. De nouvelles élections devraient être organisées par l’instance électorale sur la base d’une loi électorale révisée. Le nouveau Parlement devrait reprendre les fonctions législatives et de contrôle de l’exécutif. La Cour constitutionnelle devrait être créée sans attendre. Si on veut réformer la Constitution, on devra suivre la procédure prévue dans le texte constitutionnel.
Entre-temps, un nouveau gouvernement devra enfin s’attaquer avec détermination, efficacité et transparence, sans délai, aux problèmes du peuple : à la pauvreté, à la crise économique, au chômage. Une lutte sans merci contre la corruption devra être menée, et ceux qui en sont responsables devront être punis au terme de procès équitables. La route sera certes longue, mais elle est tracée. Elle a été parcourue par d’autres pays avec succès. Il n’y a pas de solution miracle à ces problèmes. Et certainement il ne peut y avoir de solution autoritaire.