Sociologue de formation, diplômé d’histoire et docteur en sciences politiques, Mohamed Kerrou, auteur de plusieurs ouvrages, est aussi membre permanent de l’Académie des sciences, des lettres et des arts, Beit Al Hikma. Il vient de publier son dernier ouvrage «Jemna, l’Oasis de la révolution». Une monographie qui décrit l’action de la société civile qui, après la chute du régime de Ben Ali, tente de récupérer «Henchir El Maamer» exploité par l’Etat et loué à des privés pour des sommes modiques. Depuis 2011, le Henchir est géré par l’Association de protection des Oasis de Jemna. Elle investit les bénéfices des récoltes dans des projets en faveur de la communauté. Une expérience réussie de la révolution. L’unique peut-être. Les explications de l’auteur.
Votre dernier livre décrit une expérience de démocratie participative à Jemna où une association défie l’Etat, en quelque sorte…
En fait, cette association ne défie pas l’Etat, mais ses membres cherchent à instaurer de nouveaux rapports avec l’Etat à travers une nouvelle expérience que l’Etat est incapable de réaliser dans la région. Rappelons que c’est une région qui est laissée-pour-compte, marginalisée et où il n’y a aucun projet depuis des décennies. D’ailleurs, l’Etat lui-même est en situation de crise. Ce qui est intéressant dans l’expérience de Jemna c’est que les membres de cette association ont toujours dialogué avec les différents ministères pour trouver une formule qui définit leur statut. Deux propositions de formules ont émergé : soit transformer l’association en une société commerciale, soit en coopérative. La seconde proposition a été retenue. Après la chute des gouvernements de Youssef Chahed et ensuite de Elyes Fakhfarlh, il n’y a pas eu de suite…
L’Etat était donc défaillant dans cette démarche ? Se sont-ils transformés en un Etat dans l’Etat ?
En effet, l’Etat était défaillant dans le dialogue avec la société civile parce qu’il n’y a pas de cohérence, pas de logique et pas de stratégie. D’autre part, ces représentants de la société civile ne constituent pas un Etat dans l’Etat. Bien au contraire, ils reconnaissent l’Etat. Et le terrain nous permet d’entendre un autre discours différent de celui qu’on imagine en regardant les choses de l’extérieur.
Qu’est-ce qui vous a marqué dans leur discours sur le terrain ?
Le légalisme ! Ils sont légalistes et ils ont une profonde culture politique et poétique, ainsi que des civilités qui marquent ! Dans le livre, il y a tout un chapitre dans ce sens et qui porte le titre de «Les trois clés de la société civile». En fait, cela a pour origine trois types de traditions : La tradition du Savoir ancrée dans la région depuis des siècles dont la poésie, la sainteté et le soufisme entre autres, la tradition migratoire et la tradition du militantisme au sein de la Ligue des droits de l’Homme et du syndicat, c’est une tradition politique militante. Quand on conjugue les trois savoirs (qui sont rares à trouver ensemble dans d’autres régions), on comprend pourquoi il y a eu Jemna. En plus de ces trois traditions, il y a autre chose qui distingue cette région, c’est une expérience historique de confrontation avec l’Etat qui leur sert de leçon. Ils ont compris les erreurs du passé.
C’est une manière très civilisée de trouver des solutions avec l’Etat…
C’est une manière qui n’existe pas ailleurs, et la prise en charge de Jemna par l’association est particulière, dans la mesure où ils ont résolu tous les problèmes… Ils n’ont pas par exemple un problème d’hygiène publique, ce qui les différencie du reste du pays, ils ont construit un stade et un marché, ils ont acheté une ambulance, ils donnent des bourses aux étudiants qui ne sont pas boursiers… Ceux qui font ce genre d’actions sont rares ou absents… Alors que la balle est dans le camp de l’Etat…
Vous parlez aussi des femmes de Jemna… Est-ce une région où elles ont voix au chapitre ?
Les femmes occupent une place de choix dans ce livre, parce que quand j’ai terminé l’enquête qui a duré deux ans, je me suis rendu compte qu’il y avait un acteur absent qui est les femmes. Jamais je n’ai eu l’opportunité de parler aux femmes de Jemna. Dans tous les villages tunisiens, pour un homme, l’accès aux femmes n’est pas facile. Mon ami Moncef Ben Slimane, président de l’association «Lam Chaml», m’a présenté l’une des militantes à Kebili. Dalel qui est d’origine jemnienne. A travers Dalel, j’ai connu d’autres femmes de Jemna. Ce sont des femmes qui ont une grande personnalité et une grande culture. Elles constituent le pivot de la société mais dans l’espace public elles sont séparées des hommes. Il n’y a pas d’exclusion des femmes à Jemna mais une séparation entre les hommes et les femmes. Et c’est le propre de la société tunisienne… Il ne faut pas voir seulement la capitale Tunis ou les milieux évolués…
Quel est le dispositif que vous avez choisi pour travailler sur le terrain ?
Il y a deux risques sur le terrain : ramener ses propres catégories et les plaquer sur la société locale, et être complètement subjugué par l’autre au point d’accepter tout ce qu’il dit. Edgar Morin a écrit : «Dans le discours d’un acteur, il faut savoir distinguer entre ce qu’il est, ce qu’il prétend être et ce qu’il voudrait être». Ces trois couches on les rencontre souvent chez un interlocuteur. L’enquête fractionnée permet de se rendre compte de plusieurs choses. Par exemple, je voyais mes interlocuteurs plusieurs fois de suite y compris le président de l’association, en posant les mêmes questions. Sur un autre plan, l’intérêt du terrain est aussi de sortir du dogmatisme et des idées préconçues. Avec ce livre, j’ai voulu dire voici comment ces gens-là vivent ou, du moins, comment j’ai vécu avec eux. Sur le terrain aussi on négocie sa place parce que s’ils vous font confiance, les gens peuvent vous raconter des choses… J’ai aussi croisé l’enquête ethnographique avec l’enquête historique en travaillant sur les archives. Cela dit, le terrain m’a aussi démontré que tout ce qu’on dit sur la révolution ce sont des discours qui puisent dans le répertoire classique et théorique. Jemna était pour moi une façon d’aborder ce qu’on appelle la révolution. J’en arrive à la conclusion suivante : la révolution a échoué partout, sauf à Jemna
C’est aussi la question de la dignité qui est le moteur de tous ces soulèvements…
En effet, depuis 2011, c’est la question de la dignité qui agite tout le monde. La dignité est un discours qu’on produit après une humiliation. On cherche à retrouver la dignité par la reconnaissance et là j’ai travaillé avec le paradigme d’Axel Honneth sur la reconnaissance. Selon lui, la reconnaissance est au cœur des luttes du XXIe siècle. La reconnaissance juridique, la reconnaissance sociale et la reconnaissance par l’amour. A Jemna, ils cherchent à être reconnus juridiquement comme coopérative, socialement par la solidarité qu’ils ont créée autour d’eux et par l’amour au sens large, c’est-à-dire la reconnaissance de l’autre.
Pourquoi cette expérience réussie de démocratie participative ne peut-elle pas être généralisée ?
Parce que les conditions de sa réalisation n’existent pas ailleurs. Le Président Kaïs Saïed est conscient de ce modèle de réussite. Il a parlé de Jemna onze fois dans ses discours d’après ce qu’on m’a rapporté. A mon avis, Kaïs Saïed est une réponse à la crise de la société tunisienne et de l’Etat tunisien. Il incarne un populisme qui essaie de combler un vide laissé par les deux forces incarnées par l’islamisme et le nationalisme (Ennahdha et Nidaa Tounes).
Pourquoi avez-vous écrit ce livre sous forme de monographie ?
La monographie est un genre dépassé et j’ai voulu lui redonner ses lettres de noblesse. La monographie est, en fait, une étude de cas. Voici comment les choses se passent à Jemna ! C’est comme si, pour comprendre la révolution, on effectue une coupe en profondeur et on essaie de comprendre pourquoi ce discours de Jemna tient la route. Avec cela, je me retrouve à écrire un autre texte où il y a des questions sur la révolution, dont la principale est : cette révolution a-t-elle réellement eu lieu ? Est-ce une révolte ou une révolution ? Surtout dans notre langue arabe qui ne distingue pas entre les deux ? Quel est le devenir de ce qui est arrivé ? Ça va mener au scénario libanais ou à autre chose ? En fait, Jemna est une partie qui permet de repenser au tout.
Belkhodja Samir
13 octobre 2022 à 09:12
Je me rappelle encore très bien des tirades enragées de ce même journal “La Presse“ contre Jemna et ses acteurs et de toutes la campagne diffamatoire sont il s’est fait l’hérault. Ô pauvre Tunisie, tes “élites“!