Par Skander Ounaies*
La dernière grave et inquiétante dégradation de la note souveraine du pays par Fitch Ratings en mars 2022 (CCC, avec perspectives négatives), après celle de Moody’s d’Octobre 2021 (Caa1, avec perspectives négatives), s’appuyant sur les volets suivants les plus significatifs, comme l’absence d’accord avec le FMI, qui est sollicité pour un prêt de 4 milliards de dollars, le très probable creusement du déficit budgétaire, prévu à 10 % du PIB cette année contre 6,2% en 2021, la hausse de l’inflation, qui pourrait culminer à 8%, contre 6,6 % en 2021 (FMI, avril 2022), tout en tenant compte des produits à prix administrés, ce qui signifie que l’inflation ressentie pourrait être proche de 10%, enfin et surtout a non-exclusion, désormais, d’une probable restructuration de la dette extérieure du pays, qui pourrait intervenir en 2023, auprès du Club de Paris, ne semble pas perturber l’ensemble de la « classe politique » du pays.
Celle-ci a continué à vivre, de manière irresponsable, au rythme doucereux du mois saint de Ramadan, à l’image d’une publicité sur le comportement du Tunisien moyen, avec des personnages attachants, mais proches du film d’Ettore Scola, « Affreux, sales et méchants » (1976). En effet, hormis les opérateurs économiques, l’impact certain de la guerre en Ukraine sur le pays n’est pas estimé à sa juste mesure par l’ensemble de la population, qui continue à croire le langage officiel, selon lequel, si l’économie va mal, c’est la faute « des spéculateurs et des voleurs ». Il en résulte un degré d’incertitude élevé, quant à l’avenir économique et social, d’abord et politique, ensuite, du pays.
Au niveau économique, l’impact de la guerre en Ukraine accentue différents types de difficultés, comme celles relatives à l’importation de céréales et à l’approvisionnement énergétique. En effet, la Tunisie importe une grande partie de ses besoins en blé tendre (84%), en blé dur (40%) et en orge (50%). Ces importations proviennent de Russie et d’Ukraine, qui fournissent près de 70% des achats en blé tendre, ainsi que la majeure partie des engrais. Selon le dernier rapport de la Banque mondiale (avril 2022), l’impact de la guerre en Ukraine fera que les prix des produits de base resteront élevés jusqu’à Juin 2024. Il faut donc s’attendre à deux effets directs de cette situation. D’une part, une augmentation actuelle des prix domestiques des produits à base de céréales, estimée à prés de 20%, selon le dernier rapport de l’Institut arabe des chefs d’entreprise (Iace, mars 2022), et qui induirait un accroissement de la charge des subventions pour les prix des produits agricoles de première nécessité de l’ordre de 440 millions de dollars, d’où un total de subventions évalué à plus d’un milliard de dollars : situation intenable dans le contexte de crise des finances publiques actuel. D’autre part, à des tensions futures sur l’offre agricole de la Tunisie, et donc à de nouvelles contraintes d’importation prévisibles, sachant que les capacités de stockage du pays sont limitées à trois mois seulement. Cette situation inquiétante pour le pays, renvoie à une aggravation continue des importations alimentaires, dont la part dans le commerce du pays a doublé depuis 2010 (22,5%), et qui dépasse, désormais, l’achat de biens d’investissement (20,3%), ce qui dénote une situation de désindustrialisation grave du pays. Concernant les importations de pétrole, la charge supplémentaire pour l’Etat, suite à la guerre en Ukraine, pourrait s’alourdir de prés de 1,5 milliard de dollars, selon le dernier rapport d’International Crisis Group pour la Tunisie (ICG, avril 2022), puisque le budget de l’Etat pour 2022 avait tablé sur un prix moyen du pétrole de 75 dollars, alors qu’il a atteint 120 dollars en mars 2022. L’effet immédiat de ces deux situations, importations de céréales et surtout de pétrole, se chiffre pour le pays en un déficit commercial record pour le premier trimestre 2022 (-1,4 milliard de dollars). L’impact immédiat de ce sombre tableau se retrouve au niveau du secteur bancaire, puisque les importations de céréales et de pétrole, sont le fait d’entreprises publiques, dont les engagements auprès des banques sont élevés, près de 16,5% du total des actifs bancaires, ce qui pousserait, vu la situation financière de ces firmes, le taux des créances douteuses à près de 13% du total des crédits, un chiffre inquiétant selon le dernier rapport de Standard and Poor’s sur « les perspectives économiques de la région Mena » ( S.and P., avril 2022). En outre, la situation financière critique de la majorité de ces entreprises publiques fait que le financement bancaire au profit de l’Etat augmente, durant l’année 2021, de près de 37%, alors que l’accroissement des crédits à l’économie est de l’ordre de 6% seulement. Il en résulte un effet d’éviction exercé indirectement par l’Etat, sur le financement de l’activité productive, nécessaire pour une résorption du chômage, qui atteint 18% au début de l’année 2022. Enfin, toujours au niveau sectoriel, la guerre aura un impact très négatif sur le tourisme (14% du PIB), puisqu’un grand nombre de visiteurs en 2019, année prépandémique, venaient de Russie (630.000). Il faut donc s’attendre à un impact négatif majeur sur ce secteur. Toutefois, les pertes qu’il enregistre, globalement estimées à près de 2,8 milliards de dollars (baisse de 60 % des recettes), ne sont pas imputables uniquement à la seule crise sanitaire, puisque pour l’année 2021, la Tunisie n’a reçu que prés du quart des touristes comparés à l’année 2019, alors que le tourisme en Europe méridionale méditerranéenne avait connu une croissance post- Covid de prés de 57%, selon l’Organisation mondiale du tourisme (Rapport OMT, 2021). L’essoufflement de ce secteur moteur semble de plus en plus lié à des contraintes structurelles, avec une demande fortement segmentée, ainsi qu’à une forte contraction des nuitées. Toutes ces difficultés abondent dans le même sens, à savoir une grave crise des finances publiques, qui induit un surendettement, avec un recul en termes de « bien être », et de croissance économique. En effet, la part de la dette publique pour l’année 2022, est estimée par le FMI (« Perspectives de l’économie mondiale », avril 2022) à 87,3% du PIB, alors qu’elle n’en représentait que 55% en 2015, et était inférieure à 40 % du PIB en décembre 2010.
Cette dette, qualifiée désormais, d’insoutenable, a donc plus que doublé en l’espace de 12 ans et son service a absorbé prés de 49% des recettes fiscales de l’Etat en 2021. Le recul en termes de « bien-être » se trouve quantifié par le même rapport du FMI, qui estime que le revenu moyen par tête (PIB par habitant) se situerait en 2022 à 7614 dollars (dollars constants), contre 7.966 dollars pour l’année 2015. Cette tendance négative se trouvera accentuée par le niveau d’inflation prévu pour la fin de l’année 2022. Enfin, quant à la croissance économique pour l’année 2022, elle est estimée par le FMI à 2,2%, bien inférieure au taux de l’année précédente (post-Covid) à savoir 3,1%, sachant que pour un remboursement de la dette publique sans emprunt extérieur, ce taux doit être au minimum égal à 5%. Ainsi, à notre sens, les deux dégradations successives de Moody’s et Fitch Ratings, qui reflètent l’absence d’une politique économique claire, empêchant désormais la Tunisie, d’accéder au marché financier international, pour cause de « risque de défaut élevé », ainsi que « l’isolement diplomatique du pays comme facteur aggravant » (ICG, avril 2022) au niveau international, expliquent la position du FMI, dont le dernier rapport ne présente pas de projections pour l’économie du pays relatives à la période 2023-2025, situation inédite, jamais observée, même en pleine crise financière de l’été 1986, où il a fallu appliquer un Programme d’Ajustement Structurel (PAS), en accord avec le même FMI. Ce dernier considère donc, actuellement, la Tunisie, sous tous ses aspects économique, politique et sociétal, comme une « boite noire », appellation inquiétante, qui indique que le pays se désengage dangereusement de la communauté internationale.
(*) Professeur à l’Université de Carthage,
Ancien conseiller économique au Fonds souverain du Koweït (KIA).