La recette d’un succès commercial est connue et accessible : le talent, la créativité, le renouvellement, casser ses propres acquis pour ne pas s’endormir sur ses lauriers restent les véritables défis. Abdelhamid Bouchnak a placé la barre très haut, il se devait d’atteindre un niveau supérieur… Ce n’est que partie remise… Nous lui faisons confiance.
Jeudi soir, les gradins du théâtre romain de Carthage étaient bondés par un public qui fait le déplacement très tôt dans l’après-midi. Des queues interminables sous le soleil depuis 17h00 attendent l’ouverture des portes.
Il faut dire que le Festival international de Carthage, dans sa 56e édition, a misé gros sur un mégaspectacle, fort d’un énorme capital sympathie. «Ocheg Eddeynia» de Abdelahamid Bouchnak est une fiction télévisée qui a nourri les passions durant deux saisons, soutenue par un engouement particulier dans les réseaux sociaux, portée par des personnages adorés par le public et d’un univers qui passionne les Tunisiens toutes tranches d’âge et catégories sociales confondues.
Pour Carthage, Abdelhamid Bouchnak s’est lancé dans cette aventure qu’il qualifie d’un rêve qu’il réalise, un rêve qui s’est nourri depuis l’enfance, ses références remontent à la Nouba de Jaziri et Agrebi, sublimé dans une fable tout en romantisme, en violence, en drame et en musique. Construite sur trois niveaux la scénographie choisie par Bouchnak sépare d’emblée les lectures. L’hémicycle pour les musiciens populaires qui font vibrer les gradins pour les percussions des Wazzena, la scène pour le jeu des comédiens, et l’étage pour des écrans géants pour un effet plus intense.
De la fable, Bouchnak retient l’essentiel : l’histoire d’amour de Habiba et Maher, la violence débordante de Bringa, Wassila et Farah, Wajdi tout en tendresse et Baba Hédi, le maître absolu.
Entre ces trois scènes, les comédiens alternent les mouvements, dirigent l’ensemble et dictent la direction. Tous aussi charismatiques les uns que les autres, ils offrent au public ce qu’il désire. L’univers que nous avons tous intériorisé opère comme par magie sur l’assistance.
Mezoued et bendirs, donnent le la, des voix s’élèvent, ça chante, ça danse, le public réagit au quart de tour, il connaît les détails et les subtilités des scènes, les acteurs en rajoutent une touche, invitant les spectateurs qui ne se font pas prier à s’exprimer haut et fort, à chanter en chœur des chansons d’«Ocheg Eddinya», accompagnent les guests dans les tubes connus et adorés. Les personnages s’échauffent, la musique suit, les personnages évoluent, le ton monte, ils sont en transe, silence de la gauche de la scène, le ténor Lotfi Bouchnak, vêtu de noir, chéchia rouge, entre, salue, entame des gestes familiers, complice, il dodeline de la tête et impose sa voix au milieu du brouhaha ; il chante deux morceaux inédits. Plusieurs vedettes sont à l’affiche de ce spectacle, Rim Riahi, Hamza Bouchnak, Bahri Rahali, Aziz Jebali, Amira Chebli, Hela Ayad, Chedli Arfaoui, Bilel Briki, Mhaddeb Rmili, Hichem Sallem, Tlili Gafsi, Salh Farzit, Samir Loussif, Kafon, Habib Chemkaoui et Abdelwahab Hannachi.
Trois heures sans interruption, des tableaux qui se succèdent, des voix de différents timbres se mélangent ou partent en solo pour le bonheur du public qui applaudit sans relâche jusqu’à tard dans la nuit. Si le défi lancé est une belle réussite, au niveau mise en scène et écriture, les manquements sont nombreux.
A force de vouloir tout relater de la fiction, Abdelhamid se perd dans son écriture, faisant de «Ocheg Eddenya» un spectacle dépendant de la fiction télévisée. Ceux qui n’ont pas suivi le feuilleton se perdent dans l’histoire, ceux qui ne se sont pas imprégnés en amont de cet univers, ont du mal à trouver leurs repères. Un exercice périlleux que de vouloir mettre en scène, en si peu de temps, les éléments dramatiques d’une fiction de plus de 50 épisodes. Trop de détails, trop de rebondissements que le metteur en scène peine à intégrer.
Abdelhamid Bouchnak n’a pas réussi le détachement nécessaire pour une réécriture scénique. Il s’éparpille entre une vision musicale et une version théâtrale, ce qui a créé un déséquilibre flagrant dans ces alternances à répétition. Trop d’éléments forts, trop de détails évoqués et passés sans prendre le temps de les mettre en valeur.
Côté mise en scène, les cafouillages étaient dommageables par moments. Le découpage scénique manque de précision, la scène est surchargée sur un côté, oubliée de l’autre, sa nudité dérange et la lourdeur parfois se fait sentir. «Ocheg Eddeynia», a tout de même rendu un public heureux, a distillé joie et bonne humeur à ceux qui étaient présents. Le public a suivi jusqu’à la fin sans en perdre une miette. Mais on s’attendait a plus, à mieux, de la part de Abdelhamid, lui, si exigeant, si méticuleux. Le succès, l’engouement, les réseaux sociaux ne devraient pas lui faire perdre le nord. La recette d’un succès commercial est connue et accessible, le talent, la créativité, le défi du renouvellement, de casser ses propres acquis pour ne pas dormir sur ses lauriers est le véritable défi. Abdelahmid Bouchnak a placé la barre très haut, il se devait d’atteindre un niveau supérieur… ce n’est que partie remise… nous lui faisons confiance.