C’est un homme qui maîtrise les dossiers que nous avons rencontré à Tunis à l’occasion de cette interview. Romdhane Ben Amor est convaincu que pour que la Tunisie prenne son destin en main, il faudrait redonner à l’individu une place centrale. Pour lui, défendre les droits économiques et sociaux des populations est la clé de la sortie de crise.
Dans cet entretien, il est question de divers sujets. À bâtons rompus, nous discutons de l’affaire de Zarzis, de la crise des déchets à Sfax, mais également de la situation économique actuelle.
Le sommet de la Francophonie à Djerba a été quelque peu entaché par les évènements de Zarzis et les affrontements entre les forces de l’ordre et des citoyens qui voulaient rejoindre Djerba, quel est votre sentiment par rapport à cette affaire ?
Ce qui se passe à Zarzis est le résultat naturel du déni de la crise de la part de l’État. La crise a commencé il y a deux mois et le Président de la République semble accréditer le récit officiel de cette tragédie. Après les promesses du ministre de l’Intérieur de se rendre sur place, ce dernier semble avoir préféré le sommet à la résolution de la crise. Une attitude qui peut expliquer la colère des habitants qui voulaient se rendre à Djerba pour faire entendre leur voix.
L’Etat Tunisien est devenu une partie de la crise. Soyons clairs là-dessus, l’Etat est présumé coupable dans ce crime de Zarzis. Pour les habitants, il y a eu un crime en mer et l’Etat tente de le maquiller. Et comme d’habitude, la réponse des autorités face aux revendications est toujours sécuritaire. Dans tous les sommets du monde, il y a des manifestations en parallèle. Les autorités auraient pu les laisser protester pacifiquement.
Qu’est-ce qui est demandé à l’Etat dans cette affaire ?
Il faut que l’autorité centrale, à savoir le gouvernement, intervienne, que des membres du gouvernement ou le président se déplacent sur place. Il faut rétablir le dialogue avec les citoyens, d’abord sur cette tragédie en particulier, ensuite sur la question du développement économique et social de la région.
Commençons par la tragédie, les citoyens ne font pas confiance au processus judiciaire s’il n’est pas accompagné d’une volonté politique. La raison en est simple, dans la grande majorité des affaires où l’Etat est incriminé, on assiste à des formes d’impunité.
Il est important que l’enquête soit confiée à une brigade centrale, et non régionale, car, encore une fois, l’ensemble des autorités régionales sont suspectées dans cette affaire. Il est également important de permettre à la défense de consulter les dossiers et, enfin, faire en sorte que les responsables locaux, qui ont ordonné l’inhumation des corps de cette manière rendent des comptes.
Pour terminer là-dessus, je dirais que la crise de Zarzis a levé le voile sur les atrocités commises par les États des deux rives, notamment la violence extrême des garde-côtes, qui met en danger les migrants clandestins.
D’un autre côté, l’Etat central doit donner des réponses aux revendications sociales et économiques dans la région, notamment aux pêcheurs, qui ne cessent depuis des années de souffrir des milices libyennes, de la pollution, etc…
Restons dans ce dossier de l’émigration, si l’on regarde de l’autre côté de la Méditerranée, quelle est la responsabilité de l’Union européenne dans ce dossier ?
Ces dernières années, il est clair de l’Union européenne entreprend une politique anti-migration et d’ailleurs une politique hostile à la liberté de se déplacer depuis la convention de Schengen. Nos relations avec l’Union européenne, depuis la signature des accords de 1995, servent essentiellement les intérêts des Européens. Quelque temps après la révolution de 2011, et après une période de flottement et de compassion, l’Union européenne a retrouvé ses vieux réflexes, et a même compris que la nouvelle situation politique en Tunisie était une opportunité pour imposer des choses qu’elle n’avait pas pu imposer avant.
En 2012, l’UE a équipé la Tunisie pour protéger ses frontières et en filigrane empêcher l’arrivée des migrants en Europe. Elle a ensuite posé sur la table la question des rapatriement des migrants. Et finalement, elle a essayé d’installer en Tunisie une “plateforme de débarquement”. Lorsque cette option a été fermement refusée, l’UE, forte de ses accords avec la Libye, a fait de la Tunisie tout entière sa propre frontière. En résumé, la Tunisie est devenue un “piège” à migrants, celui qui entre ne peut plus en sortir, et finalement, toute la Tunisie est devenue une “plateforme de débarquement”. Malheureusement, la Tunisie a accepté de jouer ce rôle.
Il y a un projet de loi sur l’asile et la migration, qui n’est toujours pas adopté. Quel regard portez-vous sur ce projet ?
Là aussi, et même si c’est une revendication légitime de tous les défenseurs des droits de l’Homme, il y a clairement un souci avec cette loi que l’UE veut rapidement imposer. Nous ne sommes pas contre évidemment, bien au contraire. Cependant, au Ftdes, nous pensons qu’une telle loi, dans le contexte politique actuel, à l’heure où les services publics sont désastreux, ne sera pas en faveur des demandeurs d’asile. En clair, dans les conditions actuelles, la carte d’asile sera une carte d’une prison à ciel ouvert, car il ne pourra ni travailler décemment, ni faire sa vie.
L’UE veut que la loi sur l’asile soit rapidement adoptée, pour que la Tunisie devienne un pays sûr pour les migrants, et que nos ports soient sûrs. Une fois cela fait, les migrants interceptés en mer pourront être plus facilement débarquer en Tunisie.
Avant d’adopter une loi sur l’asile, il faudra mettre à jour nos législations sur les conditions de séjour et le droit du travail, etc.
Partons maintenant à Sfax et la crise des déchets. La situation est intenable, il est vrai, mais le gouverneur de Sfax, Fakher Fakhfakh, est-il le seul responsable de cette situation ?
La crise des déchets est une crise structurelle où s’entremêlent environnement et corruption. Certaines entreprises profitent du système et veulent à tout prix garder les mêmes pratiques : incinération et enfouissement. Cela est rentable et ne nécessite pas beaucoup d’argent. Malgré les nouvelles formes de gestion des déchets, rien n’a été fait véritablement pour mettre en place les stratégies modernes.
Sfax n’a pas respecté ses engagements en ce qui concerne la déchèterie d’El Gonna et n’a pas respecté la décision judiciaire de fermer la déchèterie, créée à la base de manière temporaire et qui a atteint ses limites.
Là encore, l’Etat tunisien, au lieu de trouver des solutions, a préféré déplacer le problème en l’enfermant dans sa dimension régionale, créant au passage des tensions entre les habitants. Le gouverneur actuel, Fakher Fakhfakh, a approfondi la crise. Il faut rappeler qu’à son arrivée, il a promis de trouver une solution au bout de trois mois. Les autorités locales n’ont pas les qualités requises pour gérer la crise.
Par ailleurs, laissez-moi vous dire une chose, cette crise des déchets atteindra d’autres régions et notamment la région du Grand Tunis. La déchèterie de Borj Chekir par exemple atteindra ses limites très prochainement, et aucune solution de rechange n’a été pensée par l’Etat jusqu’à présent. Nous sommes dans une stratégie de transfert de la pollution d’un endroit à un autre.
On est en droit de se demander, où est le ministère de l’Environnement et ses multiples agences ? Quelle est votre opinion sur la politique économique du gouvernement et la situation économique en général, notamment après l’accord attendu avec le FMI ?
Lorsque nous avons rencontré le Président de la République, nous lui avons dit qu’il ne faudrait pas réduire la crise actuelle dans sa dimension politique uniquement et que la dimension socioéconomique est hautement importante. Et nous avons insisté sur le fait que pour trouver des solutions, il est important de mettre en place les mécanismes d’un dialogue inclusif. Malheureusement, le Chef de l’Etat ne partage pas du tout cette vision.
Au mois d’août 2021, nous avons appelé à l’adoption de mesures économiques d’urgence, à l’instar de la levée de certains avantages fiscaux, la suspension de l’indépendance de la Banque centrale et d’autres mesures à même de permettre à l’Etat de mobiliser des ressources pour éviter la dépendance vis-à-vis des financements extérieurs. Là encore, nous n’avons pas été entendus par le Chef de l’Etat, nous avons alors compris que le Président de la République ne dispose pas d’un programme socioéconomique.
Nous avons continué notre travail et envoyé toutes nos études à la présidence de la République. Nous avons dit que le recours au FMI n’était pas inévitable. Et même si nous devions aller vers le FMI, aller avec une vision consensuelle, pas forcément politique, mais au moins avec les partenaires sociaux.
L’application des accords avec le FMI, de cette manière, finira par faire chuter le pouvoir en place. En appliquant les mesures contre les catégories sociales les plus vulnérables, alors le pouvoir actuel est en train d’aller vers sa perte. Les soulèvements sociaux seront inévitables
Au lieu de s’attaquer au système des subventions et des compensations, il faudrait travailler davantage sur l’équité fiscale.
Malheureusement, il existe un lobby financier qui a corrompu la politique. Toutes les lois sont faites sur mesure, avec la complicité, disons-le, de l’administration tunisienne, infiltrée par des gens qui travaillent pour ces lobbys économiques et financiers.
Tout le monde sait que les grandes fortunes, à travers des montages financiers, exfiltrent leurs capitaux et leurs revenus en dehors du pays pour éviter de payer des impôts. Concrètement, le Chef de l’Etat ne fait rien pour combattre la corruption et l’évasion fiscale.