Accueil Culture Exposition «The Event of a Thread» à l’espace d’art Central Tunis : Des récits au bout du fil

Exposition «The Event of a Thread» à l’espace d’art Central Tunis : Des récits au bout du fil

Au départ, des œuvres réalisées par les artistes étrangers, puis un appel est lancé dans le pays hôte pour enrichir cette proposition par un regard autre. Celui d’artistes tunisiens principalement ancrés dans le textile, explorant des formes artistiques qui proposent des relations inattendues entre le textile et d’autres disciplines créatives.

Depuis quelques années déjà, la rive droite du centre-ville de Tunis, connue pour ses magasins de pièces mécaniques, de petites manufactures et immeubles coloniaux mal entretenus, est devenue, par la force de certaines initiatives, un projet de centre d’art contemporain. Avec «le Central Tunis», les artistes ont trouvé une possibilité nouvelle de sortir du conventionnel, dans un lieu capable d’être un écrin pour des propositions innovantes.

Depuis le 27 janvier et jusqu’au 11 mars prochain, «the Event of thread», ou le récit du monde écrit par le fil, occupe les lieux. Il s’agit d’une exposition itinérante organisée par I’FA sur le thème du textile. L’IFA (Institut für Auslandsbeziehungen) est une organisation intermédiaire allemande pour les échanges culturels internationaux basée à Stuttgart et à Berlin. Une exposition organisée conjointement par le Goethe Institut Tunis et l’espace le « Central Tunis ».

Au départ, des œuvres réalisées par les artistes étrangers, puis un appel est lancé dans le pays hôte pour enrichir cette proposition par un regard autre. Celui d’artistes tunisiens principalement ancrés dans le textile, explorant des formes artistiques qui proposent des relations inattendues entre le textile et d’autres disciplines créatives.

«The Event of thread» explore les relations permanentes d’interconnexions existant entre culture, histoire, artisanat et design. D’ailleurs, les œuvres rassemblées ici sont constituées d’objets, installations et essais vidéo qui ne s’installent pas dans une démarche purement patrimoniale ou traditionnelle, elles questionnent, restructurent et redéfinissent une pratique artistique tout en tenant compte des contextes des textiles, de leurs spécificités et de leurs histoires.

Au cœur de l’exposition, un travail d’une quinzaine d’artistes contemporains. Il rend visible leurs relations avec le matériau utilisé, qui prend une forme spatiale concrète, mais qui sert aussi de support pour transmettre des informations.

Le textile comme lieu de stockage d’informations :  le tissu, ses origines, ses sens, et son rôle social ; économie et structures sociales dans lesquelles les modèles et les idiomes formels se sont développés : les techniques traditionnelles appropriées par les artistes… Tant de problématiques explorées à travers des démarches diverses et personnelles.

Pour Ulla von Brandenburg, l’Histoire des femmes s’est écrite conjointement à celle du textile, mais ne réduit pas les thématiques relatives au «tissu» à une activité féminine. Pour elle, le tissu est associé à des questions révolutionnaires dans un sens plus large. Pendant la Révolution industrielle, durant les vastes mouvements de grève, le tissage des courtepointes, au sein du «Chemin de fer clandestin», a offert aux esclaves des opportunités d’évasion. Tout mouvement révolutionnaire, qui remet en question le statut de l’individu et le rapport de ce dernier au corps social, est lié, directement ou indirectement, au tissu. La tente a été le premier objet fabriqué par l’être humain : un objet d’autonomie et d’indépendance. Le vêtement, qui est porté à même la peau, est la première maison fabriquée à partir de tissu. Cela parce que le tissu est, avant tout, un matériau flexible : au fil du temps, les traces du corps s’impriment sur les fibres textiles.

Zille Homma Hamid questionne la relation entre texte et textile, entre langue et tissage. Le rôle clé joué par l’espoir est également exprimé au sens figuré dans son œuvre, elle qui avait pris l’avion pour Johannesburg avec rien de plus qu’une idée, son métier à sangle dorsale et un peu de fil de tissage. Tout le reste, elle l’a trouvé là-bas. Une chaise est surtout et avant tout un objet domestique du quotidien, et dans son fonctionnement, en tant que moyen en vue d’une fin, c’est aussi un instrument. Une chaise symbolise une position hiérarchique supérieure, le pouvoir et l’autorité. C’est pour cela que sa «chaise à tisser » qui évoque une harpe est, pour elle, la négation de l’idée d’usage instrumental. Etant donné la manière dont elle est faite, elle ne peut servir de trône à quiconque, à l’exception peut-être de la personne qui tisse avec.

L’œuvre de Christa Jeitner, qui est un morceau de tissu d’une paire de jeans abandonné, ne devrait pas être une image rectangulaire à accrocher à un mur, tout comme elle ne doit pas être superposée à un support coupé dans le droit fil, dans une forme conventionnelle. Ce morceau de tissu il devrait simplement reposer là, arrêté dans sa contingence. Les morceaux de denim ont dû être enveloppés dans deux couches transparentes qui peuvent être jointes ensemble. La maille métallique s’accordait bien avec le symbolisme conscient des objets considérés comme bons à jeter.

À l’entrée de la Galerie, Links, une sculpture en fibres évolutive, endossée par l’artiste Soufïa Bensaïd lors de performances. À l’aide d’un microphone placé à l’intérieur et relié à un casque, Soufïa Bensaïd rencontre alors les visiteurs, en un face-à-face intime, ou devrait-on dire, en un face-à-voix : l’artiste sans visage, cachée par son œuvre, place le spectateur en position d’écoute, de « réception brute », l’incitant à une présence pure à ses mots.

Cette communication, qui se fait «à corps (c)ouvert», permet d’expérimenter d’autres niveaux ou «fréquences» de communion avec l’Autre, de l’ordre de l’indicible, de l’aura, de l’énergétique.

La sculpture se nourrit de ces relations, pour gagner en ampleur par une croissance presque organique. Ainsi exposée, elle grandit à l’instar d’un être vivant, avec aussi un corps:  le corps social au sens métaphorique. 

Le travail de Abdessalem Ayed est la rencontre entre le margoum et la Grèce antique, entre des figures mythologiques et des personnages contemporains issus de l’imaginaire ou de l’entourage de l’artiste, ces œuvres se jouent de détournements et de superpositions de toutes sortes. Détournement d’un médium fonctionnel— même s’il n’est évidemment pas dépourvu de dimension esthétique — en pur objet de contemplation ; d’un tapis traditionnel, qui prend des accents pop et modernes. Pour autant, dans ces «broderies sur tapis» qui se donnent à voir comme des tableaux, le médium ne s’efface pas complètement devant l’œuvre comme la toile le ferait devant une peinture, mais l’informe pleinement ; la broderie s’accommode ou s’inspire, travaille, sur des couleurs ou motifs déjà présents dans ces tapis.

Mais l’art s’émancipe ici de l’artisanat : Abdessalem Ayed assume ainsi une approche décomplexée de la technique de la broderie, loin des codifications de ses différents «points », et accueille les erreurs comme autant d’accidents féconds pouvant orienter le fil dans une direction nouvelle. Contrastant avec cette spontanéité, la composition mûrement réfléchie des œuvres, qui sont des points de rencontre entre différents imaginaires et arts (sculpture, peinture, artisanat traditionnel de la tapisserie…), aboutit à des situations cocasses ou solennelles. Un «nu» ultra-moderne confère à Eros un air facétieux ; et des sculptures millénaires imposent une profondeur historique presque intimidante à un objet du quotidien. Des rencontres comme autant de surprises, de «nœuds» : de (mé)tissages.

Dans l’installation Yet it moves, de Asma Ben Aissa, le textile prend la texture aérienne d’un paysage imaginaire. Si certains éléments— comme la fluidité et la couleur ocre du tissu, ou encore les petites dunes formées par les plis de la traîne— évoquent un paysage du Sud tunisien, il y a dans l’œuvre une dimension intime invitant à des voyages oniriques, qui semble suggérer que les paysages qu’il s’agit de visiter sont avant tout intérieurs.

Le découpage du tissu et la superposition des couches creusent un tunnel incitant à une profondeur de regard et donnent l’impression d’accéder, à travers ces fenêtres informelles, à une intériorité, voire aux tréfonds de l’inconscient. En même temps, si l’importance du regard et l’atmosphère spirituelle et apaisante qui s’en dégage suggèrent quelque chose de statique, les plis et les déchirures insufflent un certain dynamisme. Ainsi, «Yet it moves» est, d’une certaine manière, une contemplation en mouvement.

La déconstruction du textile dévoile ses caractéristiques matérielles— texture, composition, densité, etc.—, et paradoxalement, l’enrichit et le rend pluridimensionnel. Il « fait lieu», comme une tente ; ou comme un cocon déjà percé, déchiré, vide, la chenille étant déjà devenue papillon.

Et de cette ambiguïté du lieu textile, découle toute l’ambiguïté du voyage : car il est difficile de dire si l’intériorité de l’installation —et la nôtre —en forme la destination finale, ou si au contraire, elle en forme le point de départ, qu’il faudrait réussir à quitter.

Safa Attyaoui part, à travers un projet artistique de broderie sur archives familiales, à la recherche du temps qui reste. Ce retour aux racines, ce «voyage vers le passé», nécessaire et thérapeutique pour l’artiste, lui permet de construire son avenir en composant avec ses origines pour mieux définir son identité propre.

S’emparant de différents objets relatifs au métier de ses parents tous deux médecins— photographies de stage, gaze, gants chirurgicaux, thèses—, elle brode ces médiums au fil rouge en vue d’opérer une transmutation de l’héritage familial. Le travail manuel, consistant à masquer par la broderie des bouts de phrases de la thèse pour mettre l’accent sur certains mots spécifiques, donne un relief—littéral et sémantique— à l’aridité des concepts scientifiques. Le cœur, le sang, ne sont plus à comprendre uniquement au sens biologique : son œuvre met l’accent sur leur sens métaphorique, en tant que symboles du lien et de l’amour filial de ses parents qui lui ont donné la vie. De même, les mains en sang représentées par des gants brodés de rouge, rappellent le labeur de ce métier difficile, la patience et le dévouement qu’il suppose.

Les œuvres tissent ainsi des parallèles et des croisements. De la même manière que la broderie, parfois fastidieuse et répétitive, demande elle aussi une certaine application et une certaine patience, le travail conceptuel de l’artiste souligne la dimension manuelle de la médecine : car en arabe, la suture chirurgicale se dit khyata : couture.

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