• Mouna Kraïm Dridi : «L’ingérence, pour qu’elle soit ainsi qualifiée, doit s’accompagner d’actions et de mesures»
• Abdessalam Jaldi : «L’aide américaine n’est qu’une opération de solidarité exceptionnelle en soutien au peuple tunisien, en proie à des pénuries récurrentes»
• Taoufik Ouannès : «Dans les relations internationales et lorsqu’on a un quelconque souci, on ne procède pas par communiqué. On procède par des discussions diplomatiques, par l’envoi d’un envoyé spécial ou des contacts entre ambassades».
En fin de semaine dernière, l’ambassade des Etats-Unis annonce une aide à la Tunisie de 25 mille tonnes de blé. Dans le cadre de la coopération entre deux pays aux relations très étroites avant même l’indépendance de la Tunisie, l’information peut sembler anodine, voire tout à fait normale.
Mais dans une conjoncture particulière où les relations entre les deux pays sont parfois caractérisées par une certaine crispation et par le refus catégorique de la diplomatie tunisienne de toute forme d’ingérence de la part des pays partenaires, l’information a été largement relayée et commentée notamment sur les réseaux sociaux.
«Souveraineté», un terme cher aux Tunisiens et au Chef de l’Etat peut alors devenir relatif, lorsque notre pays se voit dans l’incapacité de subvenir à l’ensemble de ses besoins sans le recours à l’étranger. Dès lors, se pose la question de savoir si une aide telle que celle consentie par les Etats-Unis, peut écorner notre souveraineté
Qu’est-ce que la souveraineté ?
Mais avant tout, qu’est-ce que la souveraineté ? Selon Abdessalam Jaldi, spécialiste des relations internationales, la souveraineté est considérée juridiquement comme la détention de l’autorité suprême, en l’occurrence d’un pouvoir absolu (dont tous dépendent) et inconditionné (qui ne dépend de qui que ce soit).
«Dans les régimes autoritaires, la souveraineté est détenue par une seule autorité, qui dispose de tous les pouvoirs. Dans les démocraties, en revanche, elle est détenue par le peuple, constitué en un corps politique, en l’occurrence la Nation», explique-t-il.
En droit international, l’article 2 paragraphe 7 de la Charte de l’ONU affirme «qu’aucune disposition n’autorise l’organisation onusienne à intervenir dans les affaires qui relèvent de la compétence nationale de ses Etats membres».
«La pratique internationale, poursuit notre interlocuteur, a néanmoins pris en compte le droit d’ingérence humanitaire, qui donna naissance à partir de 2005 au concept de la responsabilité de protéger. Ce dernier autorise la communauté internationale à intervenir lorsqu’il y a un sérieux risque de violation massive des droits de l’homme et en cas de défaillance manifeste d’un État à protéger sa population, même sans son consentement, notamment en cas de rupture de la paix ou de menace contre la paix et la sécurité internationale».
Ingérence étrangère ?
Récemment, la Tunisie a vivement critiqué les communiqués émanant de chancelleries étrangères après les récentes arrestations et qu’elle considère comme une ingérence dans ses affaires internes.
Contactée par La Presse, Mouna Kraïm Dridi, Maître de conférences agrégée en droit public, estime que «l’ingérence, pour qu’elle soit ainsi qualifiée, doit s’accompagner d’actions et de mesures contre le pays en question, ce qui n’est visiblement pas le cas actuellement de la Tunisie».
Par ailleurs, Mouna Kraïm Dridi rappelle que la Tunisie est officiellement adhérente à plusieurs instruments internationaux de protection des droits de l’homme et signataire de plusieurs conventions internationales sur le sujet. «Elle a des engagements en la matière», insiste l’universitaire.
De son côté, Taoufik Ouannès, ancien diplomate, est critique vis-à-vis de la façon de procéder des pays partenaires de la Tunisie. S’il ne va pas jusqu’à qualifier ce qui s’est passé d’ingérence dans les affaires internes, il estime que les pratiques diplomatiques veulent que l’on procède autrement lorsqu’il y a un problème.
«Dans les relations internationales et lorsqu’on a un quelconque souci, on ne procède pas par communiqué, explique-t-il. On procède par des discussions diplomatiques, par l’envoi d’un envoyé spécial ou des prises de contacts entre ambassades, mais faire une communication publique n’est pas usuel dans les relations diplomatiques».
Il rappelle notamment que la charte des Nations unies mentionne la notion de «respect» devant régir les relations entre les Etats membres.
Toutefois, pour Abdessalam Jaldi, auteur de plusieurs contributions autour de la question de la transition démocratique en Tunisie, l’aide de 25 mille tonnes de blé n’est qu’une opération américaine de solidarité exceptionnelle en soutien au peuple tunisien, en proie à des pénuries récurrentes touchant des produits alimentaires de première nécessité, de surcroît aggravés par une crise économique d’une ampleur inédite depuis l’indépendance de la Tunisie en 1956.
«Elle rappelle en quelque sorte l’élan de solidarité mondiale à l’égard de la Tunisie durant l’été 2021, lorsque les autorités tunisiennes avaient perdu le contrôle de la progression de la pandémie de la Covid-19», note Abdessalam Jaldi.
Pour l’ancien diplomate et spécialiste des relations diplomatiques Taoufik Ouannès, la polémique autour du don de blé n’aurait pas dû avoir lieu, c’est même un faux débat. «Exiger le respect de la souveraineté nationale n’exclut pas les relations commerciales et humanitaires qui peuvent exister entre deux pays», précise-t-il.