La loi de finances constitue un événement crucial au début de chaque année pour tous parce que, non seulement elle détermine la nature, la valeur et l’affectation des ressources financières à travers les recettes publiques pour subvenir aux diverses charges de l’Etat et assurer l’équilibre budgétaire et financier qui en découle, mais aussi, parce qu’elle demeure véritablement le miroir qui reflète la stratégie de l’Etat et les différentes options dans tous les domaines, notamment économique, social, et financier que l’Etat préconise de garantir en utilisant tous les moyens financiers dont il dispose de la manière la plus optimale. A cet effet, nous avons contacté Ridha Chiba, conseiller international en exportation, pour nous expliquer davantage l’importance de cette loi, comment faut-il la concevoir et notamment les principaux axes de la nouvelle loi de finances 2024. Interview.
Quels sont les principaux axes sur lesquels s’est basée la loi de finances 2024 ?
D’emblée, nous affirmons que la loi de finances, eu égard à son importance, ne doit aucunement être conçue comme un document économique, social et financier figé, dont la finalité est de présenter les recettes et les dépenses de l’Etat pendant une année. Bien au contraire, son analyse est plus profonde. La loi de finances doit être applicable, et non virtuelle, elle doit être le résultat d’un travail de longue haleine qui détermine la stratégie de l’Etat avec ses diverses options économique, sociale, politique, culturelle, écologique, légale… durant toute une année, avec la précision de toutes les actions ordonnées et coordonnées que l’Etat envisage de réaliser.
Pour cette année, les principales mesures de cette loi sont basées sur plusieurs axes. D’abord, au niveau de l’appui au financement des PME, avec la création d’une ligne de crédit de 20 millions de dinars réservée aux crédits d’investissement au profit des PME, à la création et aussi à l’extension (dix mille dinars pour le fonds de soutien, dix mille dinars pour le fonds national de l’emploi). Aussi, est-il prévu la réduction de la TVA de 19% à 7 % pour les véhicules automobiles, les bicyclettes et les motocycles équipés de moteurs électriques uniquement.
Cette loi prévoit, par ailleurs, la suspension de la TVA à l’importation et à la vente assurées par l’Office national du commerce et qui touche le café, le thé et les produits alimentaires réservés aux personnes allergiques au gluten. Pour l’exportation d’huile d’olive non conditionnée, 50% des revenus déclarés sont soumis à une taxe douanière de 2%, tandis que pour l’huile d’olive crue non conditionnée et l’huile de grignons, la taxe est de 4%.
Il est, par ailleurs, prévu l’exonération de l’impôt sur le revenu ou de l’impôt sur les sociétés pour une période de quatre ans à l’exception du secteur financier, les opérateurs de la télécommunication, les activités de consommation et les activités de commerce, le financement des projets dans le domaine de l’économie verte, bleue et circulaire et le développement durable, la création d’un fonds national pour la réforme de l’éducation et la déduction de 0, 5 % des bénéfices réalisés par les établissements d’éducation privés tels que les écoles, les lycées, les facultés et les centres de formation. Ce fonds est financé par les dons des Tunisiens du pays et de l’étranger, par 0,5% des bénéfices des établissements d’enseignement privés, y compris les écoles, instituts, collèges et centres de formation et 0,25% des bénéfices des compagnies pétrolières, des compagnies d’assurance, des banques, des grands espaces commerciaux et des pharmacies.
Cette loi prévoit aussi la révision des droits de douane à l’exportation (50 dinars pour la tonne de sable et 200 dinars pour la tonne de marbre, l’abandon de 100% de la somme des pénalités, sanctions pécuniaires et des pénalités relatives aux infractions fiscales administratives constatées avant le premier janvier 2024 à condition que le montant ne dépasse pas 100 dinars pour chaque amende ainsi que les frais de poursuites y afférents et l’abandon des pénalités de contrôle et les pénalités de retard.
L’abandon des taxes de circulation exigibles au titre des années 2020, 2021 et 2022 y compris les taxes ayant fait l’objet de procès-verbaux relatifs aux infractions fiscales pénales avant le premier janvier 2024. Le paiement des taxes de circulation exigibles ne doit pas dépasser le délai maximum du 31 décembre 2024. La loi de finances 2024 envisage, par ailleurs, l’autorisation d’importer une voiture sous le régime FCR tous les 10 ans.
Cette loi est-elle en harmonie avec la situation économique actuelle ?
Assurément, la situation économique et financière en Tunisie est très délicate. Le budget de l’Etat est estimé à 77,868 milliards de dinars en 2024, en hausse de 9,3% par rapport à 2023. Les revenus de l’État atteindraient environ 49.000.000.160 dinars en 2024, contre 46.424.000.000 dinars en 2023.
Les dépenses de l’Etat pour l’année 2024 seraient estimées à 59.000.000.805 dinars, contre 53.921.000.000 dinars selon la loi de finances 2023. Le déficit du budget de l’État passerait alors de 7.497.000.000 dinars à 10.000.000.645 dinars. Les dettes de la Tunisie devront s’établir à 139,9 milliards de dinars à fin 2024. Les dettes de l’Etat représenteront 79,81% du PIB à fin 2024, contre 80,20% en 2023 et 79,83% en 2022. Le service de la dette en principal et en intérêt totalise 24.7 MD en 2024 contre 20.7 MD en 2023, dont 17.9 MD en principal et 5.8 MD en intérêt. Le budget est établi sur la base d’une hypothèse de croissance de 2.1% et d’un prix de baril de pétrole Brent de 81 US$. Environ 43% des dettes sont internes et 57% sont externes.
A la lumière de ce qui est stipulé, nous remarquons que la situation économique en Tunisie demeure encore difficile et caractérisée par une économie rentière sous l’emprise d’une poignée de groupes de pression. Cette économie consolide davantage leurs enrichissements et détruit les classes moyennes. La loi de finances 2024 est carrément basée dans sa quasi-totalité sur les ressources fiscales et les avantages fiscaux octroyés. Toutefois, le options économiques et sociales demeurent les mêmes.
Quels sont alors les problèmes économiques de la Tunisie ?
La situation économique en Tunisie demeure dans un état critique, caractérisée par un désengagement total de l’Etat en matière économique, une absence de stratégies et d’options économiques, financières et sociales claires et adéquates, allant de pair avec une stratégie à long terme et conformément à un management qui respecte un certain nombre d’étapes, comme la planification, l’organisation, la direction et le contrôle pour toute action réalisée ou tout projet achevé.
L’économie tunisienne souffre également de rareté, voire d’absence, d’investissements nationaux de grande envergure pour compenser les produits importés, résorber le chômage et créer la richesse. Les capitaux nationaux demeurent le seul moyen pour relancer l’économie à son état normal et à la réalisation de résultats probants et brillants.
En Tunisie, l’économie parallèle s’est développée d’une manière spectaculaire, favorisant ainsi le désordre total et enregistrant des conséquences néfastes. L’informel ne cesse de s’incruster dans le paysage économique et social. Il ne cesse de gagner du terrain pour atteindre des proportions importantes. L’économie tunisienne souffre, par ailleurs, du statu quo des entreprises cédées par la commission d’assainissement et de restructuration des entreprises à participation publique (Carepp) ou fermées à cause de difficultés financières. Une situation qui affecte négativement la vie économique et sociale du pays, alors que ces entreprises étaient considérées auparavant comme étant des leaders dans leurs domaines.
C’est la Carepp qui a été à l’origine de la dilapidation de la plupart des entreprises publiques à des personnes ciblées et à des prix dérisoires, voire bradées en deçà de leurs valeurs réelles.
Depuis plusieurs années, le secteur industriel est en train de céder la place au secteur tertiaire, et ce, à cause du délaissement des entreprises industrielles appartenant à l’Etat, la mauvaise gouvernance de leurs acquéreurs et la signature, à tort et à travers, de conventions entre la Tunisie et certains groupements internationaux.
Sur le plan financier, quelles sont les principales difficultés?
La situation est très critique et il faut plusieurs années pour y remédier. Si l’Etat persiste à adopter les politiques économiques et financières de ses prédécesseurs, qui ont échoué à tous les niveaux, la Tunisie sombrera dans un marasme économique, une crise sociale aiguë et un accablement financier permanent. Parmi les maux financiers de la Tunisie, la masse salariale qui a atteint 23.000 milliards représentant 77,5% des dépenses du fonctionnement de l’Etat avec un nombre d’employés représentant le quart de la population active, sans oublier le taux directeur qui est de l’ordre de 8%, le taux d’inflation qui a atteint 9%, le taux du marché monétaire, qui a atteint 7,98% (janvier 2024). A tout cela, s’ajoute l’injustice sociale qui marginalise une large frange de la population et participe à la disparition de la classe moyenne.
Quelles sont, selon vous, les solutions envisageables pour remédier à toutes ces lacunes ?
Les solutions financières pour une sortie de crise ne manquent pas. A mon avis, plusieurs mesures décisives doivent être prises dans le cadre d’une stratégie globale visant à créer les ressources adéquates pour mettre un terme à tous les problèmes financiers de l’Etat.
Véritablement, le recours à des bailleurs de fonds étrangers ne semble pas résoudre les problèmes et ne fait qu’aggraver la situation financière de la Tunisie et alourdir davantage ses dettes. Par contre, il y a d’autres mesures qui peuvent améliorer réellement la trésorerie de l’Etat et assurer des ressources régulières pour le budget 2024. Parmi ces mesures, il faut penser à changer carrément les pièces et les billets de monnaie dans une période ne dépassant pas une année. La Tunisie pourrait récupérer une grosse somme d’argent avoisinant les 10.000 milliards.
Il faut aussi préconiser une politique fiscale souple encourageant les contribuables à payer leurs dus, d’une manière spontanée et sans aucune contrainte, et réserver, à cet effet, les moyens matériels et humains pour assurer les tâches qui leur sont assignées de la manière la plus optimale. Je suggère, également, la réorganisation des caisses sociales et l’établissement d’un inventaire pour toutes les sociétés qui ne payent pas leurs contributions, assurer un contrôle rigoureux sur toutes les sociétés qui fuient la fiscalité et vendent sans factures, et surtout mettre en application une politique fiscale égalitaire entre tous les citoyens.
Par ailleurs, il faut impliquer davantage la Banque centrale au développement du pays et annuler la loi qui interdit à cet important organisme financier de prêter aux banques commerciales à la place de l’Etat. Il est aussi primordial de baisser le taux directeur qui est de 8%, pour participer considérablement à une politique monétaire qui devra être largement accommodée, assurant des conditions de financement adéquates allant de pair avec la situation financière et économique actuelle du pays.
Enfin, il est important de créer une banque tunisienne offshore pour abriter toutes les devises provenant des Tunisiens à l’étranger et prévoir toutes les conditions adéquates pour les inciter à investir davantage en Tunisie, afin de créer de nouvelles sources de richesse.
Quelles pistes immédiates proposez-vous pour sauver l’économie tunisienne ?
Plusieurs solutions sont possibles. Il ne faut jamais résoudre les problèmes financiers par l’augmentation des taxes fiscales et des droits de douane. A cet effet, il n’est pas superfétatoire de signaler que l’augmentation des droits de douane n’est pas la bonne solution parce qu’elle ne prend pas en considération tous les aspects négatifs de cette mesure.
Le plus judicieux, c’est de mettre un terme à la différence flagrante entre la valeur des importations et des exportations, en interdisant l’importation de tous les produits pouvant être produits localement, et surtout combattre inlassablement le commerce parallèle, le dumping et la spéculation qui nuisent véritablement à l’économie nationale.
Il faut aussi créer les meilleures conditions sécuritaires, financières et fiscales pour encourager les opérateurs tunisiens à investir davantage, créer de nouvelles richesses et parfaire les relations avec les investisseurs étrangers sur la base de relations partenariales et intégratives durables « gagnant-gagnant », afin de créer des produits ayant une forte valeur ajoutée. Il faut également détenir en mains tous les créneaux stratégiques, entre autres, le bâtiment, les engrais et le fourrage, et s’engager dans les grands travaux et les mégaprojets pour créer la richesse, accroître la consommation, procurer à l’Etat plus de fiscalité et, enfin, résorber définitivement le chômage.
De même, l’Etat doit stimuler le secteur du numérique qui contribue à la hauteur de 4,3% du PIB et emploie 113.000 personnes. Ce secteur présente de multiples avantages et qui constitue véritablement une source d’exportation non négligeable.
A notre avis, il demeure impérieux d’ouvrir immédiatement toutes les entreprises industrielles fermées qui ont été vendues dans le cadre de la Carepp et réhabiliter les sociétés en difficulté et les faire travailler avec des plans et des objectifs préalablement établis. Il faut aussi réexaminer la situation des entreprises publiques vendues, soit pour des sommes dérisoires, soit sans aucun respect de la loi et sans cahiers des charges.
Egalement, il faut accélérer la mise en œuvre des mécanismes de financement pour tous les secteurs affectés et redynamiser le reste des programmes destinés aux entreprises en difficulté économique et rétablir le rythme optimal de production au niveau des secteurs stratégiques, dont notamment les secteurs des phosphates, de l’énergie, des mines et booster l’exportation et dynamiser la diplomatie économique. Il faut stimuler les banques pour s’installer à l’extérieur et créer des lignes de crédit encourageant l’exportation.