Près de trois milliards de personnes survivent grâce aux engrais azotés, le principal ingrédient de la Révolution verte qui a boosté le secteur agricole dans les années 1960. D’après Vaclav Smil, chercheur canadien spécialisé dans le domaine des énergies, l’azote, le phosphore et le potassium, ces engrais ont entraîné la plus forte croissance agricole que la planète a jamais connue. Aujourd’hui, l’azote se fait rare et les agriculteurs, les fabricants d’engrais et les gouvernements du monde entier se démènent pour éviter une chute fatale des rendements agricoles. La Tunisie, dans un contexte mondial délétère, n’a qu’à miser sur son industrie du phosphate qui a été longtemps le pouls de l’économie nationale. Si bien que le secteur contribue de manière significative aux recettes de l’Etat, représentant environ 4 % du PIB et 15 % des exportations.
Historiquement, note l’universitaire Jihad Brahmi approché par La Presse, le phosphate est principalement utilisé comme ingrédient dans les engrais agricoles. «En 2008, la Tunisie était le cinquième producteur mondial, en partie grâce à sa production prolifique de phosphate de qualité supérieure. Cependant, le secteur a, depuis, été confronté à des problèmes de gouvernance critiques, notamment des mouvements sociaux récurrents et des blocages de la production par des citoyens mécontents du manque de transparence dans l’industrie. Cela a empêché la Tunisie d’exploiter et d’optimiser pleinement ses ressources en phosphate et a limité la contribution potentielle du phosphate tunisien à la transition énergétique », explique notre interlocuteur.
Lors d’une réunion du Conseil de sécurité nationale en avril 2023, le président Kais Saied a annoncé une initiative visant à relancer la production de phosphate et à lutter contre la corruption au sein de la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG), redonnant ainsi de l’importance au secteur.
Pour exploiter pleinement le potentiel de ces ressources et s’aligner sur l’ambitieuse stratégie de transition énergétique, la CPG était appelée à adopter des pratiques minières responsables et durables, ainsi que des politiques et des réglementations pour soutenir les objectifs de transition énergétique du pays. L’exploitation de nouvelles technologiques ayant trait à la production de phosphate était en mesure d’accroître les revenus du gouvernement, en particulier dans un contexte de crise économique renouvelée dans le pays, mais les autorités étaient d’abord appelées à créer des cadres appropriés.
Mieux rentabiliser le phosphate
Au-delà de son utilisation dans les engrais, fait savoir le géostratège et spécialiste de chimie, le phosphate est également devenu un élément clé de la révolution des batteries, en particulier des batteries au lithium ferro phosphate (LFP). « Ces batteries sont de plus en plus populaires en raison de leur stabilité exceptionnelle, de leur longévité, de leur faible coût et de leurs avantages en termes de sécurité par rapport aux batteries NMC, ce qui fait des LFP un choix privilégié pour les véhicules commerciaux et les systèmes de stockage d’énergie liés aux fermes solaires ou aux turbines éoliennes. En tant que productrice de phosphate, la Tunisie pourrait saisir cette opportunité pour stimuler les exportations et les revenus», détaille notre interlocuteur.
La Commission européenne a récemment classé le phosphate comme l’une des 20 matières premières critiques, soulignant sa valeur économique et l’importance de sécuriser l’approvisionnement en dehors de l’UE. L’avantage stratégique de la Tunisie en tant que pays riche en phosphate offre une passerelle vers des marchés florissants, la croissance économique et l’entrée dans les chaînes d’approvisionnement essentielles à la transition énergétique.
Nouveau pôle, nouveau code minier
Si le bassin minier de Gafsa représente plus de 90 % de la production tunisienne de phosphate, le pays possède, de l’avis de l’expert, d’autres grands gisements de phosphate, dont les réserves sont équivalentes à celles de Gafsa. Certains de ces gisements sont situés à Sra-Ouertane, dans le nord-ouest du pays, et restent inexploités.
Par conséquent, la région pourrait devenir un centre minier de premier plan et la Tunisie n’a qu’à optimiser la récupération et la valorisation de ces minéraux afin de diversifier ses sources de revenus et de renforcer sa position sur le marché stratégique des minéraux. Si la Tunisie devait réviser son code minier, le gouvernement devra prendre en compte les fluctuations et les changements de la demande internationale de phosphate. La révision du code minier offre à la CPG l’opportunité de moderniser les pratiques opérationnelles, d’encourager l’innovation et de garantir une gestion durable des ressources en phosphate.
«Le code révisé devrait inclure des dispositions spécifiques qui encouragent l’exploration de nouveaux marchés et l’adoption de technologies de pointe. Il faudrait également tâcher à améliorer la production d’ammoniac vert et à s’engager dans des collaborations de recherche pour des processus d’extraction plus propres», recommande l’universitaire.
Selon lui, le Groupe chimique tunisien (GCT), une filiale de la CPG, doit, quant à lui, réduire l’empreinte carbone de ses produits, tels que les engrais phosphatés, afin de rester compétitif dans le cadre des nouveaux systèmes de taxation internationaux, tels que le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (Cbam).
De l’ammoniac vert pour moins de dépendance
Afin de mieux tirer profit d’une transition énergétique qui va crescendo dans le monde, les producteurs de phosphate tunisiens doivent adopter de nouvelles technologies durables. L’une d’entre elles consiste à produire de l’ammoniac vert, également connu sous le nom d’ammoniac renouvelable, il est produit à partir d’hydrogène vert, qui est dérivé de l’eau électrolysée à l’aide d’électricité renouvelable. La principale application de l’ammoniac vert est la production d’engrais neutres en carbone. Le ministère de l’Industrie, des Mines et de l’Energie, en partenariat avec l’agence de coopération allemande (GIZ), travaille sur une stratégie de l’hydrogène vert.
En produisant localement de l’ammoniac vert, la Tunisie peut réduire sa dépendance aux importations d’ammoniac gris et diminuer ses coûts d’exploitation, renforçant ainsi la compétitivité de son industrie du phosphate, fait remarquer le géostratège.