Ils étaient au nombre de 260 «Moallem» ou maîtres chaouachis, des artisans spécialisés dans la fabrication de la chéchia et dont les ateliers-échoppes, implantés l’un à côté de l’autre, formaient majestueusement souk chaouachine. Aujourd’hui, et après des décennies d’estompage progressif et effarant du métier, leur nombre a chuté d’un cran, le charme du souk aussi.
Il suffit de remonter dans le temps et de tenter d’imaginer le souk chaouachine à l’époque où le port du couvre-chef tunisien était un signe d’appartenance et de patriotisme pour prendre conscience de l’état désolant du souk. Aux débuts du XXe siècle, se passer de la chéchia était vu comme une trahison, un penchant inacceptable pour des cultures autres. Le couvre-chef rouge grenat ou rouge pourpre puisait toute sa splendeur d’une demande inébranlable. Mais, au fil du temps, porter la chéchia ne convenait plus à une bonne partie de la population masculine pour arriver, finalement, à restreindre cet accessoire à la demande exclusive de la seule catégorie des séniors-conservateurs. Cette réticence à effet de boule de neige a commencé par impacter négativement ce métier, lequel s’avère être complètement boudé par les jeunes. «A quoi bon passer sa vie à fabriquer des chéchias, alors qu’elles sont dépassées de mode ? Pourquoi investir son temps, son énergie et son argent dans un métier en déclin?», se diraient-ils. Il faut dire que la décrépitude du métier de «chaouachi» est certaine. Elle l’est depuis le temps où les artisans ne cessaient de tirer, vainement, la sonnette d’alarme, aspirant à sauver une activité qui ne tient qu’au fil de l’exportation. De nos jours, même cette lueur d’espoir commence à s’estomper…
Il est 15h00 en ce mardi 5 mars. En pénétrant dans le souk de la chéchia, situé à la Médina de Tunis, nous avons l’impression de nous être trompés d’adresse ! Des restaurants, spécialisés dans la cuisine tunisienne, ont été implantés ça et là, se substituant aux boutiques de chéchia, laissent répandre des odeurs de piment frit et de sauces relevées dans le lieu. Et en prenant un tournant, nous nous trouvons nez à nez avec un nouveau café qui vient concurrencer celui de souk chaouachine.
Seuls quelques ateliers-boutiques de chéchia nous sauvent de la confusion ! Abdellatif Zardazi, un artisan chaouachi, 57 ans de carrière, occupe seul sa boutique. Il fait partie des douze maîtres chaouachi restants. Pour lui, la situation chaotique de la chéchia —mais aussi d’autres produits de l’artisanat tunisien comme le sefsari— revient à une condamnation collective de l’artisanat. «Au Maroc, quarante millions de personnes s’habillent en costumes traditionnels. Dès qu’ils rentrent du boulot, ils délaissent les vêtements conventionnels pour reprendre le signe apparent de leur identité nationale», indique-t-il, amèrement. Avouons que le costume traditionnel n’est plus porté qu’occasionnellement. La baisse de la demande menace la pérennité du métier.
Pas de relève !
Pour ceux qui s’inquiètent pour l’avenir de ce métier, la situation est plus que démoralisante. Mansour Ben Moussa travaille comme artisan-apprenti depuis 46 ans. Il préfère, semble-t-il, se concentrer sur l’ici-maintenant. «Certes, la demande est limitée. Toutefois, elle suffit à la douzaine de maîtres chaouachis restants. Le travail que garantissaient 260 artisans se trouve, désormais, accompli par une douzaine. Cela dit, l’avenir du métier, lui, reste flou, en raison de l’absence d’une main-d’œuvre, à même d’assurer la relève», souligne-t-il. Et d’ajouter : «Je me souviens de mes débuts au souk. J’avais douze ans. Ma paie se limitait à 500 millimes par semaine, soit l’équivalent de 50 dinars actuellement. Aucun des jeunes d’aujourd’hui n’accepterait une telle paie. Aucun d’entre eux ne voudrait apprendre le métier. Ils ne pensent qu’à l’argent». Et il n’y a pas que les jeunes qui boudent le métier. Même les maîtres chaouachis ne consentent pas l’adhésion de leurs fils au domaine. «Au début, je souhaitais tant que mes fils prennent la relève. Mais, à bien y réfléchir, j’ai renoncé à l’idée. Je ne veux surtout pas que mes enfants se hasardent dans un avenir incertain», nous confie Abdellatif.
L’infrastructure en ruine, le charme en déperdition
Le déclin progressif et silencieux du métier de chaouachi vire vers l’agonie du moment que la relève est inexistante. Outayl Jaoui, artisan chaouachi depuis une bonne trentaine d’années, est le fils d’un maître chaouachi et d’une kabbassa (la femme spécialisée dans la fabrication du kabbous, produit basique de la chéchia). Il a la ferme conviction que la fermeture de tout atelier-boutique sera désormais une sentence irrévocable. En l’interpellant, Outayl s’adonnait au repassage des chéchias. Il répond avec une amertume et frustration qu’il a appris à réprimer… Faisant la part des choses, il saisit l’occasion pour se réjouir de l’amélioration de la qualité du couvre-chef tunisien. «Nous avons, de nos jours, une chéchia bien centrée, bien finie, repassée et proposée dans un packaging respectable. C’est probablement le seul point positif dans ce métier. Tout le reste laisse à désirer, et ce, depuis l’état de l’infrastructure du souk jusqu’à l’absence de toute volonté politique, à même de sauver ce domaine», indique-t-il. Il déplore l’état du souk qui ressemblait, jadis, à un grand atelier, comptant plus de 260 maîtres chaouachis. «La décadence avait commencé, poursuit-il, le jour où le «Oujaq» ou le coin café turc, qui était consacré essentiellement et exclusivement aux artisans et à leurs imposants clients, s’était métamorphosé en un café pour monsieur-tout-le-monde…Aujourd’hui, des commerces divers ont pris place au beau milieu du souk, au vu et au su des responsables, sans le moindre pincement au cœur». Notre maître chaouachi regrette l’état de l’infrastructure du souk, laquelle nécessite, à son sens, d’être restaurée pour la sécurité de tous. «D’autant plus qu’il s’agit d’un monument historique qu’il convient de préserver», renchérit-il.
Des décisions salutaires s’imposent
Il est vrai que la dégringolade du métier de chaouachi revient à moult causes dont la réticence face au port du couvre-chef, ainsi qu’à l’indifférence des jeunes quant au métier. Néanmoins, préserver ce métier relève d’un devoir national. Pour Outayl, la chéchia tunisienne est semblable au drapeau national. La sauver du déclin ne nécessiterait aucunement de gros moyens, mais simplement d’une volonté politique confirmée et des décisions applicables et salutaires. «Mais pour ce, il faudrait être à l’écoute des professionnels et non pas des intrus», souligne-t-il.
Donner un nouveau souffle au métier de la chéchia serait possible surtout que 80% de la production est destinée à l’exportation vers les marchés libyen, nigérien, sénégalais et camerounais. «Il faut œuvrer pour restituer la demande des marchés de la chéchia. L’exportation du couvre-chef a chuté de près de 50% sous l’effet de la chute des monnaies des pays respectifs. Parallèlement, le prix de la matière première a quasiment doublé au bout de deux ans. Personnellement, j’achetais les 100 kilos de laine à 3.000 dinars. Actuellement, elles valent près de 6.000 dinars», indique Abdellatif Zardazi. Il rappelle les parties concernées que la chéchia est source de devises. «Vous êtes en quête de devises ? Misez sur la chéchia, vous n’allez pas le regretter», conclut-il.
En quittant les lieux, nous remarquons une feuille qui a été collée à l’un des rideaux baissés. C’était l’annonce du décès du propriétaire de la boutique, paix à son âme…