Le film illustre parfaitement la capacité du réalisateur à mêler traditions locales et questionnements universels.
Le jeune réalisateur sénégalais, Mamadou Dia, a présenté son deuxième long métrage «Demba» au Théâtre de l’Opéra à la Cité de la culture de Tunis. Par son cinéma, il interroge la société sénégalaise contemporaine, tout en abordant des thèmes universels qui résonnent au-delà des frontières. Avec «Baamum Nafi» (le père de Nafi), sorti en 2019, il a déjà remporté de nombreuses distinctions, dont le Prix du meilleur premier long métrage et le Léopard d’or de la section Cinéastes du présent au Festival de Locarno.
Une première projection de «Demba» a été prévue le 16 décembre puis interrompue et reportée au lendemain pour des raisons techniques. Le film étant en langue pulaar, le sous-titrage en français s’avère indispensable pour suivre les dialogues. Devant une salle pleine et en présence du producteur et des trois principaux acteurs, Ben Mahmoud Mbow, Awa Djiga Kane et Aïcha Talla, le réalisateur a expliqué au public l’enjeu majeur de son œuvre. «Il s’agit de la première africaine de « Demba » au festival cinématographique le plus ancien sur le continent. C’est un film sur le deuil et la santé mentale qui a été tourné dans ma ville natale, Matam, au nord du Sénégal». Un film d’inspiration autobiographique, comme l’a indiqué Mamadou Dia. Il a, lui-même, eu recours à un thérapeute pour traverser une dépression liée à la perte de sa mère. «ll n’y a pas de mot au Sénégal, en langue pulaar ou en Wolof pour désigner cette maladie psychiatrique», souligne le réalisateur, d’où la nécessité de la mettre en lumière. Le film «Demba» aborde avec profondeur et sensibilité la thématique du deuil, à travers l’histoire d’un homme de 55 ans confronté à la perte de sa femme après 30 ans de mariage. Ce drame poignant explore non seulement le mal immédiat qui découle du vide incommensurable laissé dans sa vie, mais aussi la lente transformation que celle-ci peut engendrer au fil du temps. Demba, le protagoniste du film, interprété par Ben Mahmoud Mbow, incarne cette douleur insurmontable et la quête de sens qui accompagne le processus du deuil et qui se prolonge deux ans après le décès de sa femme. Entre l’isolement et l’incompréhension, le deuil bouleverse profondément sa santé mentale et son quotidien. Il est menacé d’être viré de son poste à la mairie pour «incompétence et mauvais caractère». Criblé de dettes, persécuté, il devient agressif verbalement et physiquement à l’égard de ses collègues et de son fils unique, Bajjo.
A travers des scènes où l’on ressent toute l’intensité de la douleur intérieure de Demba, le film invite le spectateur à se mettre à la place de celui qui porte le poids de cette perte. «Les choses qu’on garde à l’intérieur nous tuent lentement», comme mentionné dans le film. Au fur et à mesure de l’histoire, les étapes du deuil, telles que le déni, la colère, la négociation, la dépression et enfin l’acceptation, sont subtilement explorées à travers le parcours émotionnel de Demba. Ces étapes ne sont pas forcément suivies dans un ordre précis, et chaque moment peut faire ressurgir des émotions anciennes.
La structure des événements n’est pas linéaire, mélangeant réalité, souvenirs, flash-back et illusions, jusqu’à créer de la confusion. Un choix que Mamadou Dia a expliqué après la projection. Il voulait recréer ce qui se passe dans la tête de son personnage avec toutes ses pensées chaotiques.
«Le temps guérit-il tout ?», telle est la réflexion principale comme chaque personnage du film expérimente la perte d’un être cher. Après avoir consulté un psychiatre, le protagoniste fait le tour des charlatans pour exorciser cette douleur qui le ronge. Le film montre alors des pratiques violentes et sanglantes auxquelles les Sénégalais adhèrent encore. «Chez nous, les mêmes personnes ont recours à la médecine traditionnelle tout comme aux thérapies modernes. Il n’y a pas de différence. C’est comme porter un habit traditionnel et tenir un smartphone », nous indique le réalisateur après la projection.
Alors qu’un fossé se crée progressivement entre Demba et le monde extérieur, ses relations avec son fils Bajjo et leur jeune voisine deviennent alors des moments clés pour comprendre l’évolution du processus de deuil. Ils essaient de le soutenir même s’il refuse souvent leur aide, pensant qu’aucune parole ou geste ne peut apaiser sa douleur.
Le film, qui aborde le deuil de manière réaliste et émotive, offre également un message d’espoir et de résilience. Il nous rappelle que même si la perte d’un être cher peut sembler insurmontable, « C’est la communauté qui porte Demba et le soutient pour trouver la force dont elle a besoin pour se relever », comme l’indique Mamadou Dia.
D’ailleurs, le film montre à la fin une fête traditionnelle célébrée avec les personnages portant des perruques de femmes. «C’est la fête Tajabone, nous a indiqué le réalisateur. L’ange de la mort vient vérifier sa liste pour l’année prochaine. Pour le tromper, on s’habille différemment et on va danser et chanter». Le film illustre donc parfaitement la capacité du réalisateur à mêler traditions locales et questionnements universels. Il est sur la liste des 15 longs-métrages de fiction en lice pour la compétition officielle des JCC.
Il est également sélectionné en première mondiale pour le prochain festival international du film de Berlin, du 13 au 23 février 2025.