A la manière des poupées russes, chaque récit en contient d’autres et renverse la perspective. Le lecteur perçu par l’auteure comme un partenaire rassemblera les pièces pour tenter de découvrir ce qui s’est réellement arrivé.
La Presse — Une très agréable rencontre-débat avec l’auteure Amira Ghenim, superbement modérée par l’universitaire et journaliste culturelle Ahlem Ghayaza, s’est tenue le week-end dernier à la librairie Fahrenheit 451. Il y était question de son roman à succès «Nazilat dar al akaber» ( éd. Masciliana, Tunis), «Le désastre de la maison des notables» dans son édition française (Editions Philippe Rey Barzakh), d’écriture romanesque, de traduction, d’histoire tunisienne et tout particulièrement de Tahar Haddad, le «combustible» ou le «spectre» pour certains de son opus…
Amira Ghenim, pour celles et ceux qui ne la connaissent pas, est une universitaire et romancière arabophone, originaire de Sousse. Elle enseigne la linguistique, l’analyse du discours et la traduction.
Elle a remporté plusieurs prix nationaux et arabes, dont le Prix national de philosophie (1996), le Prix présidentiel en licence d’arabe (2000), le Prix du Salon international du livre de Tunis pour la traduction (2017) et le Prix national de la traduction (2018).
Son premier roman «A milef al asfar» (Le dossier jaune) a eu le Prix Rashid bin Hamad Al-Sharqi pour la créativité en 2020. «Nazilat dar al akaber» lui a valu le Comar d’Or (Prix du jury) en 2020 et le prestigieux Prix de la Littérature arabe 2024.
«Il s’agit d’un livre habité par Tahar Haddad, même s’il n’y apparaît pas», nous dit celle à qui l’on doit cette belle rencontre, la libraire Hayet Larnaout.
«Un peu dans les traditions balzaciennes du roman réaliste, ce roman est le fruit d’une grande technicité, celle d’une femme qui connaît bien le genre romanesque et qui sublime la langue arabe, dont les subtilités se prêtent bien à la narration», ainsi l’a présenté Ahlem Ghayaza.
«Nazilat dar al akaber» a pour cadre le Tunis des années 30, en pleine ébullition politique. Se croisent alors les destins de deux éminentes familles bourgeoises : les Naifer, rigides et conservateurs, et les Rassaa, libéraux et progressistes.
C’est dans ce contexte que lors d’une nuit de décembre, la jeune épouse de Mohsen Naifer, Zbeida Rassaa, est soupçonnée d’entretenir une liaison avec Tahar Haddad, ce grand intellectuel connu pour son militantisme syndical et ses positions avant-gardistes, notamment en faveur de la femme, mort à l’âge de 36 ans.
Dans un entrelacement de secrets et de souvenirs, plusieurs membres des deux familles ainsi que leurs domestiques reviennent lors des décennies suivantes sur les répercussions désastreuses de cette funeste soirée.
A la manière des poupées russes, chaque récit en contient d’autres et renverse la perspective. Le lecteur perçu par l’auteure comme un partenaire rassemblera les pièces pour tenter de découvrir ce qui s’est réellement arrivé.
C’est lors de recherches pour les besoins d’un article, qui l’ont menée à plonger dans l’œuvre de Tahar Haddad, qu’Amira Ghenim a eu l’idée de tisser ce récit autour de cette figure historique. «J’ai fait la découverte de vers de poésie de sa signature où on décelait des sentiments d’amertume et de regret», raconte-t-elle en parlant de la génèse de son livre et d’ajouter avec humour: «Tahar Haddad a vécu beaucoup de crises et la romancière que je suis lui en a inventé une autre».
Et c’est là qu’entre en jeu la «magie» créatrice, dans ces moments charnières où la petite ampoule s’allume. Inspirée par ces vers de poème méconnus de Haddad, Ghenim a inventé une histoire d’amour qu’elle a transformée en une véritable enquête. Notons que ce dernier n’est pas le personnage principal du roman bien qu’il soit le fil d’Ariane de sa trame de fond.
Il y a aussi la part de l’affect et cette envie de réhabiliter cette mémorable figure dont la tombe a été profanée en 2013, comme nous le rappelle l’auteure. «Tout cela est restée enfoui en moi, jusqu’à l’écriture du roman», poursuit-elle.
Cette rencontre fut aussi l’occasion de dissiper certains flous et autres malentendus et mauvaises interprétations et rendre plus décelable la fragile frontière entre la réalité et la fiction.
En effet et aussi improbable soit-il pour certain.e.s, comme le précise Ghenim, les deux familles évoquées dans son opus sont complètement inventées, même si les deux noms existent réellement. «J’ai choisi deux noms symboliques de la bourgeoisie tunisienne dont les familles, quoique perçues comme étant très différentes par certains, sont en réalité très ressemblantes et reflètent bien la société tunisienne», explique Ghenim.
En plus du propos, le style et la forme font la force de son roman, dont la grande technicité rend justice au genre. Le récit se construit par emboîtement de faits avec une riche palette de personnages. Croyant fort en les subjectivités, elle a opté pour une narration plurielle servie par plusieurs narratrices ( un autre hommage à Haddad).
« Le livre se fait comme dans une sorte de transmission de relais par les différentes narratrices. En route, il peut y avoir quelques trous que le lecteur remplira par son intelligence, participant ainsi à la construction de l’histoire», précise l’auteure.
« La figure de la femme forte est au centre du roman. Les personnages féminins sont magnifiques, surtout les mères et les servantes», soulève Ahlem Ghayaza. «Ce n’est pas prémédité. D’ailleurs, toutes les femmes sont fortes», répond Ghenim qui évoque la dimension inconsciente dans son écriture.
La même dimension qui a fait que grâce au pouvoir de la fiction, elle humanise ce symbole de l’histoire tunisienne, le rendant ainsi plus accessible au public et surtout aux générations futures.
«Le livre fait écho à la cabale menée réellement contre Tahar Haddad qui a été lynché même par ses amis. On voulait le réduire au silence», souligne Ghayaza. «Une bonne manière de nous rappeler la manière avec laquelle nous traitons nos intellectuels», ajoute-t-elle.
«Au moment d’écrire le livre, j’étais habitée par la fameuse réplique de Gaddafi tournée en dérision à l’époque «Man antom?» (Qui êtes-vous?). Cela m’a fait poser la question «Qui sommes-nous?», car très souvent nous finissons par nous perdre nous-mêmes dans les représentations mythiques qui nous entourent.