Fadhel Jaziri signe avec «Au Violon» un spectacle théâtral qui se concentre sur des épisodes de l’Histoire de la Tunisie contemporaine qui fait écho à sa propre histoire d’auteur et il s’interroge, comme dans ses créations précédentes, sur la question de la culture, de sa représentativité et de son rapport avec le public. Entretien.
La Presse— Vous effectuez un retour sur la scène avec une nouvelle création «Au Violon». Quelle est l’origine de ce spectacle théâtral qui raconte un pan de l’Histoire de la Tunisie ?
Ce spectacle ne raconte pas exclusivement un pan de l’Histoire de la Tunisie. Au départ, le projet fonctionnait autour de l’itinéraire d’un violoniste. On a travaillé avec l’équipe pendant un certain temps dans cette direction-là. Puis, au fil du développement de l’expérience, on s’est aperçu que ce n’était pas suffisant. On ne pouvait pas retenir l’intérêt du spectateur autour d’une fable d’une simplicité confondante. Il nous est apparu des obligations comme des devoirs en interrogeant les techniques que nous allions emprunter pour créer ce spectacle. On a eu recours au lyrique forcément, au dramatique et la nécessité de l’épique s’est installée petit à petit.
Toute la partie consacrée à l’Histoire est d’ordre épique et elle est écrite sur un mode quasi-télégraphique, comme si on faisait un sous-titrage de la tragédie vécue au niveau personnel. Identifier la tragédie du couple à celle du pays aurait été d’une certaine manière injuste, d’où la tonalité un petit peu onirique par moments joyeuse pour réduire de cette intensité-là.
Dans ce spectacle, vous racontez l’Histoire de la Tunisie, mais c’est aussi votre propre histoire que vous évoquez et qui se confond à celle du pays. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans cette époque ?
Je pense que l’expérience du théâtre interrogée par le biais du musicien raconte un petit peu ce que l’art subit en dehors de ma propre expérience. Je l’identifie à cet itinéraire en considérant que le travail effectué par le Nouveau Théâtre est pionnier à sa manière. Il s’agit d’une nouvelle vague par rapport aux vagues précédentes, en n’oubliant pas de les citer dans le spectacle. Nous disons que le prix à payer est cher et que le théâtre coûte cher. Il coûte Habib Masrouki par exemple et cela représente une béance, une blessure dans notre parcours. Il n’y a pas de certitude, il n’y a que des impressions. Le Théâtre nous oblige à l’analyse.
Quand on s’adresse à autrui, on est respectueux de son âme. A partir de là, on essaie d’être au plus juste et que cela ne soit pas ni trop bon ni ennuyeux et surtout d’éviter la prétendue leçon obligatoire de la pièce. Et c’est la raison pour laquelle au niveau de sa construction, elle va dans plusieurs directions et au spectateur de se faire sa propre opinion.
Le principe de l’écriture est de partir de l’improvisation, même dans le stade premier où on commence à rêver du projet. Improviser est d’une certaine manière faire ses gammes. C’est un cours permanent où on apprend à communiquer avec le groupe. Ce dernier a une capacité de don extraordinaire. La mise en confiance est la réussite de ce type d’expérience. Comment créer un rapport respectueux, amical et positif. Pousser la comédienne, le comédien et l’instrumentiste dans ce qu’ils peuvent faire de mieux. Les engager à avoir de la confidence et installer un commerce singulier avec eux.
Est-ce que le projet se réalise sans texte écrit à partir d’indications seulement ?
Le texte est écrit avec une rapidité extrême au jour le jour. Son développement se réalise en fonction de ce qui a été dit, a été fait et entendu. La pièce «Al Awada» a pris dix jours d’écriture à Hammamet. Le reste a été une succession d’improvisations qui sont magnifiques.
Comment l’équipe artistique et technique peut-elle vous suivre dans l’élaboration du projet ?
C’est parce qu’ elle est devant moi et c’est moi qui la suit. C’est elle qui est en demande et qui m’oblige à travailler. Le théâtre n’est pas nécessairement un plaisir facile. Il est lourd de conséquences. Quand on s’y consacre, on ne réussit pas à réfléchir à autre chose.
C’est obsessionnel. Ca devient une bulle. L’équipe est en attente et moi je suis dans une position identique. Ce qui me surprend en elle fait l’intérêt du travail. Ce qui, d’une manière ou d’une autre, désigne un talent secret, une manière d’entendre le monde, de le voir et de le traduire. Et c’est avec les possibilités de chacun qu’on travaille.
Quand je demande quelque chose, c’est dans les deux heures qui suivent que l’organisation se fait sur trois ou quatre répétitions. Sur le plan technique, la manière et la rapidité avec lesquelles ils répondent permettent au spectacle d’aller dans différentes directions et cela est le résultat de leur formation.
Ne pensez-vous pas que votre personnalité et vos expériences imposent ces exigences ?
En effet, je suis arrivé avec mon expérience à convaincre ceux qui s’approchent de moi et qui me font confiance sur le plan artistique. La difficulté est donc moindre. Ils savent dès le départ que je suis à leur service mais que c’est aussi un commerce.
C’est une manière pour moi de me servir et de servir le théâtre. La question qui se pose est comment faire du théâtre selon les moyens à notre disposition. Quand me vient l’idée de faire un spectacle, je pense au public que je cible.
La musique a toujours une grande place dans votre travail. Comment l’avez-vous imaginée dans «Au violon» ?
J’ai toujours tendance à chanter différemment. J’ai toujours eu une musique différente dans la tête comme si ce chant est un chant tragique, en l’occurrence celui de «Babour Zamer» de Hédi Guella. Il raconte un départ, un projet de migration. Comment le traduire différemment. On a entrepris des coupures nécessaires pour définir une autre phrase musicale tout en conservant le chant, mais en le réinterprétant.
Quand on veut développer un discours qui nous touche, on se dit comment l’approcher autrement. Je suis pour les reprises. En matière de théâtre, je ne considère pas cela comme un crime. Mais ce qu’il ne faut pas négliger quand on emprunte une œuvre, c’est de lui donner une autre envergure qui répond à l’époque et non la reproduire à l’identique.
La musique est un moyen exceptionnel de communication. C’est l’architecture de la pensée. Tout être a besoin de musique. Elle nous mène vers la joie et vers le deuil aussi. Il est important que notre théâtre s’enrichisse de musique.
La très bonne surprise dans «Au Violon», le comédien est musicien et le musicien est comédien. Ce rapprochement et le fait de travailler intimement ensemble transforment la qualité du discours. Les apports sont multiples. Le sens du rythme est différent. Le rythme est pointu chez le musicien et il est aléatoire chez le comédien. Ce jeu, ce tremblement et les rapprochements qui en résultent font la respiration réelle du spectacle vivant. Donc en perpétuelle transformation, d’où le travail du work in progress. Ce n’est pas une théorie dans l’absolu. Elle est expérimentée partout dans le monde.
Comment définissez-vous la musique dans le spectacle ?
C’est une musique lyrique, même lorsqu’on évoque les chansons d’Oum Kalthoum. A partir de ces chansons, et avec les moyens du théâtre : un cello et une voix, on passe du lyrique à l’épique. Malgré sa légèreté, le spectacle reste crépusculaire. Il est daté. On le dit, c’est l’ère de l’avènement du chinois. C’est le début de quelque chose de nouveau.
Pourquoi le choix du violon ?
La puissance de l’instrument traduit l’émotion la plus extrême dans des aigus les plus vrais. Le violon est une manière de conduire un pays et de le régler. Les instituts de musique devraient exister un peu partout dans le pays. Car le violon est le sens même de la discipline. Il traduit l’abstraction en soi.
Quel message voulez-vous transmettre à travers ce spectacle ?
Surtout pas. Le message est à l’intérieur de la pièce. C’est le travail. Le théâtre a besoin d’être utile, à parler à l’imaginaire, à interroger l’avenir et à se projeter dans des formes.
Depuis vos débuts, vous alternez théâtre, cinéma et musique. Comment réussissez-vous à passer d’un genre à l’autre avec autant d’aisance ?
Je dessine aussi. Je n’ai pas le sentiment de faire des choses différentes. Chaque fois que j’emprunte un ensemble de techniques, j’entre dedans. Je n’aime pas beaucoup surprendre. Si c’est du cinéma, j’essaie de le faire le mieux possible. Qu’est-ce que le cinéma et qu’est-ce que le jeu au cinéma? C’est aussi un ensemble de techniques. J’appartiens à une école qui a été construite par ce qu’elle a vu. On le dit dans le spectacle. Je ne pouvais pas passer sous silence «E la nave va» de Fellini ou encore «L’Odyssée de l’espace» de Kubrick, etc. L’écriture rapide oblige à ramasser. Il m’est arrivé de citer des personnes que je ne connaissais pas et que le public ne connaît pas non plus. Mais on doit leur dire que notre propre histoire leur doit quelque chose. On ne peut pas oublier «Le Maréchal» de Aly Ben Ayed. C’est votre histoire, c’est vous qui la construisez. Nous, on n’est que le reflet de votre émotion. C’est le public qui écrit le spectacle.
Que signifie pour vous être metteur en scène aujourd’hui ?
J’aurais pu être dessinateur, cela aurait été la même chose. Je ne suis pas metteur en scène. Je suis à la limite un auteur. Mais je fais de la mise en scène sans être metteur en scène. Je n’ai pas non plus de vision, j’acquiers une vision. J’ai plutôt des envies, des soucis. La réalité d’écriture est liée à la découverte. Un théâtre doit trouver le public et le cibler.
Quel est votre prochain projet ?
On va vers la direction d’un opéra qui a pour sujet «Zazia Hellalia». Nous nous intéresserons à un épisode de sa vie qui raconte sa décision d’arrêter la guerre.
Un opéra avec du chant, de la danse, des costumes, de la musique… On est en train de réfléchir avec le Théâtre de l’Opéra de Tunis pour ouvrir la fosse et qu’on utilise la chorale de la Cité de la culture. On veut faire un spectacle déjanté et drôle avec forcément une histoire d’amour. Je pense également au projet de film sur Hached que je porte depuis huit ans.