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Après des études de cinéma à Paris et une carrière d’assistante sur plusieurs films, Khédija Lemkecher réalise trois courts métrages : «Bonne année», «La nuit de la lune aveugle» et «Bolbol». «Nawar Achiya» est son premier long métrage de fiction sélectionné en compétition officielle du 45e Festival international du Caire.
La Presse — Comment vous est venue l’idée du film ?
Moslah Kraiem (son mari et producteur-réalisateur) et moi sommes tombés sur un fait divers qui parlait d’un champion retrouvé mort dans la mer. L’idée m’est donc venue de raconter l’histoire de sportifs qui quittent le pays et meurent au large. Le fait divers est passé inaperçu et n’a eu aucun impact sur l’opinion publique. J’ai tenté d’écrire un scénario pour faire le focus sur cette histoire.
Le traitement est assez particulier et sort de l’ordinaire…
Pour écrire le scénario, nous nous sommes mis à deux, Moslah et moi-même. On voulait un film atypique qui ne ressemble pas aux autres films ayant traité de la question de l’immigration clandestine. Deux sujets m’intéressaient, celui des champions qui voulaient quitter le pays et la question du deuil. Le traitement est assez spécial. Il constitue la particularité du film. Je suis partie d’un rêve mortel : un chant de sirène qui attire comme un peu dans la mythologie d’Ulysse. Le rêve attire spécialement les champions. La sirène choisit à qui elle chante et c’est Yahia, un jeune boxeur extraordinaire introverti qui vit dans un quartier populaire difficile. L’appel de la sirène est magique.
J’ai travaillé cet onirisme avec une réalité crue imbriquée dans le film, dont la narration est loin d’être classique. C’est un patchwork d’images, de son, de rêve, de réalisme et de combat. La deuxième partie du film consiste à chercher un corps dans la mer. Le coach, déjà malade, découvre dans la recherche du corps de Yahia , un sens à son existence. Il se retrouve à rechercher le corps d’un mort alors que lui-même est presque mort. Il y a aussi le moment où il devient fou et se met à écouter le son de la mer et de la mort.
Vous avez mis l’accent sur le coach. Quel est son passé, son caractère et pourquoi s’est-il attaché tellement à Yahia ?
Dès le début, j’ai présenté le coach comme un personnage malade qui vit seul dans le quartier et dispose d’une salle de boxe. Il est sans repères. On le découvre petit à petit. Comme tous les coachs des salles de boxe des quartiers populaires, on ne les voit jamais, on ne les connaît pas, mais ils font des choses incroyables. Ils essaient de repérer de futurs champions et n’existent que grâce à leur champion.
Il est à la fois dur et sensible. Il a une personnalité fragile malgré la dureté du sport qu’il exerce : la boxe. Comment expliquez-vous cela ?
Il y a une transformation progressive qui s’opère dans le film. Au début, c’est difficile pour lui parce que sa salle ne marche pas. Il essaie de se donner espoir en faisant de Yahia un champion. Il n’a jamais pensé que son champion partirait illégalement pour Lampedusa. Dans sa tête, un champion ne peut pas quitter le pays.
Le film est d’une noirceur insoutenable. Aucune note d’espoir en vue. Pourquoi avez-vous choisi cette démarche ?
J’ai fréquenté durant quatre ans un quartier difficile et j’ai compris qu’il n’y avait pas d’espoir pour la jeunesse, dont le seul but est de quitter le pays. Il fallait que j’aborde le malaise chez les jeunes de ces quartiers. Je me suis rendue compte que j’irais me mentir à moi-même et ne pas être fidèle à ces gens-là et à leur échec et celui d’un pays qui laisse ces jeunes partir si je ne racontais pas la détresse de cette jeunesse. La Méditerranée est devenue un cimetière. Cette noirceur est voulue. Je voulais créer le malaise, désarçonner et déranger le spectateur.
Le film est réalisé par vous, une femme, mais on se rend compte qu’il n’y a quasiment pas de femmes dans cette histoire…
En me baladant dans le quartier où j’ai filmé, je n’ai pas rencontré de femmes. Les femmes dans le milieu de la boxe sont souvent des androgynes. La femme représente la vie, tandis que moi, je parle de la mort dans un univers masculin sec et rigide. C’est en fait un parti pris.
Que représente exactement la présence de la sirène ?
Elle représente le rêve mortel, la tentation de la mort. Les jeunes dans le film sont tous attirés par le chant de la sirène qui les attire vers la Méditerranée. Il y a quelque chose de paranormal. J’ai montré la tentation à travers un rêve obsessionnel. Yahia dit « Je fais chaque nuit le même rêve ».
Pourquoi le personnage du coach se donne la mort ?
Il meurt dans son lit, mais son âme se rend au cimetière marin pour rejoindre tous les disparus. C’est une mort symbolique. La Méditerranée n’est plus un havre de paix.
Comment avez-vous procédé au choix du casting ?
J’ai casté le personnage de Yahia durant quatre ans. Le premier acteur a immigré clandestinement. Quant à Lyes Kadri qui campe le rôle de Yahia, il est d’origine algérienne. C’est un acteur qui vit en France, il a joué dans plusieurs films. Younes Megri, grand acteur marocain, je l’ai vu pour la première fois dans le film « L’orchestre des aveugles » de Mohamed Mouftakir, Tanit d’Or des JCC 2015. Moslah Kraiem a travaillé avec lui dans l’un des films de Farida Belyazid « Casablanca, Casablanca » (2002).
J’ai toujours rêvé de travailler avec de grands comédiens. Pour « Nawar Achiya », il fallait avoir un comédien proche de la psychologie du personnage et Younes Megri était à la hauteur du personnage. Le tournage s’est déroulé dans des conditions difficiles. Il a accepté toutes les conditions, y compris de tourner en mer au mois de décembre.
Quelles étaient les scènes les plus difficiles à tourner ?
Celles au bord de l’eau, en bateau et les séquences de plongée. On a tourné en cinq semaines. La météo n’était pas toujours favorable. Nous avons réussi à réaliser un film conforme au budget prévu. Younes Megri est entré en coproduction en engageant son salaire. La fondation Lazaâr nous a aidés pour la partie en mer car nous n’avons pas de piscine adaptée à ce genre de tournage. Je remercie Tayssir Boubaker, la championne d’apnée tunisienne pour sa contribution.