Après la représentation en première donnée lors de la semaine de la Journée mondiale du théâtre, «Woyzeck» de Oussama Ghanam, produite par le Théâtre national tunisien, présentée au public le week-end dernier, est une adaptation à la fois libre et étonnamment fidèle du texte de Georg Büchner. Une lecture théâtrale pertinente et une dramaturgie subtile.
Le texte est fragmenté, l’auteur allemand n’en a laissé que quelques brouillons. Georg Büchner est décédé très jeune, à l’âge de 23 ans, en 1837, en laissant un texte inachevé et fragmenté qui a permis à chaque metteur en scène de faire sa propre adaptation, l’ajuster selon sa vision, ses référents, sa culture, son époque et sa sensibilité.
Depuis les années vingt, cette pièce s’est imposée en envahissant les scènes du monde entier, mettant en place un processus de questionnements sans fin. Büchner déclarait : « Chaque homme est un abîme. On a le vertige quand on se penche dessus»
C’est de cette citation que Oussama Ghanam débute son travail. Deux personnages: Woyzeck et son fils, tous deux employés d’un célèbre hôtel du centre-ville de Tunis, sont sur le toit, ils balancent les jambes par-dessus bord et contemplent la vie d’en haut. Regarder la vie d’aussi haut, les gens qui passent, la ville qui vit leur permet de voir cette immensité effrayante, et l’insignifiance de l’être. La chute d’une femme de l’hôtel d’en face et son écrasement sur le bitume dans l’indifférence totale semble les ramener à leur triste existence.
Woyzeck est serveur, commis, garçon d’étage, cobaye de laboratoire, barbier…il fait toutes les tâches qu’on lui demande d’exécuter pour gagner sa vie, il donne la totalité de sa paye à sa bien-aimée, Mariem. Sa pathétique existence est, de surcroît, soumise à de mauvais traitements. C’est la descente aux enfers d’un homme essuie-pieds, poussé petit à petit vers la folie et le meurtre.
Mariem, sa compagne, est femme de chambre dans le même hôtel, elle subit, elle aussi, la violence de la gent masculine, elle se laisse prendre dans le piège de la décadence et la débauche sans grande conviction et exerce, à son tour, pression et humiliation sur Woyzeck. Violence insidieuse, décadence humaine, domination sociale…c’est dans ce marasme que Oussama Ghanam place ses personnages dont les contours ont été, au préalable, dessinés par Büchner, il les refaçonne à sa manière, élargit le spectre, les place dans un nouveau contexte tout en gardant les rapports de soumission et de subordination qui mènent Woyzeck à son triste sort.
Les questionnements du metteur en scène syrien, accueilli par le théâtre national tunisien le temps de cette création, rejoignent celle de l’auteur allemand, des questionnements sans fin sur l’abîme, sur la condition humaine, sur la violence, sur la dénature de l’humain. Certes les références de Ghanam sont différentes mais il a pu trouver l’équivalent dans sa propre culture. Sa dramaturgie mise en place préserve l’aspect éclaté de la fable en une série de scènes qui semblent échapper à toute architecture contraignante.
Oussama Ghanam construit l’état psychologique du personnage strate par strate, comme un jeu de tour de blocs de bois où aucune pièce n’est stable jusqu’à la dernière pièce qui vient faire s’écrouler le tout.
Woyzeck, c’est la terrible histoire d’un individu nié dans sa part d’humanité qui finit par se conformer parfaitement au rôle que la société lui assigne en adoptant le comportement bestial que celle-ci attend de lui, confortant ainsi a posteriori le regard posé sur sa personne . Voilà donc une pièce bien pessimiste sur le genre humain ébauchée par un jeune auteur allemand, revue par un dramaturge et metteur en scène syrien avec une belle énergie est déployée par moments, un rythme qui se tient et une Lobna Mlika dans le rôle de Mariem toujours aussi éblouissante.