Accueil Actualités Entre influences et identité : La cuisine tunisienne, un art de la transformation

Entre influences et identité : La cuisine tunisienne, un art de la transformation

Si la Tunisie partage avec ses voisins maghrébins certaines influences ottomanes ou andalouses, sa cuisine, elle, raconte une tout autre histoire. Rouge, épicée, raffinée, elle porte la trace d’un génie d’appropriation et de métissage, façonné par les siècles, les civilisations… et le goût.

La Presse —On a trop souvent tendance à résumer la cuisine tunisienne à un simple mélange d’influences ottomanes et andalouses, comme si elle partageait une généalogie uniforme avec ses voisines du Maghreb. Ce raccourci masque une réalité bien plus riche, bien plus complexe. Si les influences de départ sont comparables, les résultats sont radicalement différents.

En Tunisie, ces apports ont été transformés, métissés, raffinés au fil des siècles, à travers le prisme d’une géographie ouverte, d’une histoire mouvementée et d’une culture profondément ancrée dans la création.

La Tunisie, terre d’accueil et de passage

Par sa position au cœur de la Méditerranée, elle a vu s’épanouir une civilisation enracinée : d’abord les Berbères, peuple autochtone, puis les Carthaginois, longtemps présentés comme de simples colons phéniciens, mais désormais reconnus comme les bâtisseurs d’une civilisation originale, à la croisée des influences locales et orientales.

S’y sont ensuite succédé Romains, Arabes, Ottomans, Andalous, Italiens, Français… Autant de civilisations qui ont laissé des traces, mais que la Tunisie a toujours su intégrer dans un récit à elle, dans un imaginaire collectif qui transforme ce qui vient d’ailleurs en quelque chose de profondément tunisien.

Ces peuples ont laissé une empreinte dans notre langue, nos habits, notre architecture, et bien sûr dans notre cuisine. Mais cette cuisine n’a jamais été une copie ; elle est une réinvention permanente, une adaptation au climat, aux produits du terroir, aux habitudes locales. La tomate, le piment, l’ail, les épices : ces ingrédients devenus centraux dans les plats tunisiens sont souvent absents ou secondaires dans des recettes similaires ailleurs.

Prenons le couscous. Partagé par tout le Maghreb, il devient en Tunisie un terrain d’expérimentation infini. Le couscous au poisson, rouge, piquant, relevé à la harissa, n’a aucun équivalent dans les pays voisins. Et que dire des innombrables variantes? Aux légumes, aux osbanes (ces savoureuses tripes farcies), au calamar farci, au fenouil, au poulpe ou encore au borzguène, ce couscous sucré-salé typique du Kef, parfumé aux fruits et raisins secs, aux pois chiches et à la cannelle.

Même dans ses versions les plus classiques, au poulet ou à l’agneau, le couscous tunisien se distingue par l’intensité de ses saveurs, par l’usage assumé des légumes locaux et de saison, par la richesse de ses sauces, toujours pleines, toujours relevées, variant des teintes de l’orange au rouge foncé.

Des pâtisseries qui disent l’identité

Du côté sucré, la singularité tunisienne est encore plus marquée. Contrairement à ce qu’on pense, la pâtisserie tunisienne n’est pas une déclinaison de celle du Levant ou d’Istanbul. Elle a son vocabulaire, ses techniques, ses textures propres. La baklawa tunisienne, par exemple, n’a gardé du modèle ottoman que le nom. Oubliez les dizaines de couches feuilletées, les sirops dégoulinants et la pâte collante. Chez nous, la baklawa est compacte, sablée, délicatement parfumée, structurée comme une architecture patiente. Elle ne se mange pas à la cuillère, elle se croque avec dignité.

Et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres : les kaak warka, pâles couronnes fondantes fourrées à la pâte d’amande parfumée à l’eau d’églantine, ou les makroudh aux dattes et au sésame, témoignent d’une esthétique pâtissière tunisienne plus sobre, plus élégante, souvent moins sucrée, mais toujours raffinée.

On les dit parfois «andalouses» — mais en vérité, ces douceurs n’existent qu’en Tunisie. Le kaak warka, qu’on attribue souvent aux Andalous, est effectivement lié à leur installation, mais il ne s’est développé que sur le sol tunisien, dans certaines régions précises — notamment Zaghouan, qui en est aujourd’hui la capitale incontestée. Nulle part ailleurs on ne le retrouve dans cette forme ni avec cette finesse.

Quant au makroudh, son berceau est Kairouan, et son identité est profondément tunisienne. Le makroudh tel qu’il est conçu, façonné et cuit en Tunisie n’a pas d’équivalent ailleurs. Il est devenu un emblème, un témoin sucré de notre génie culinaire.

Une cuisine d’appropriation, pas d’imitation

Il ne suffit pas qu’un plat existe de part et d’autre de la frontière pour être identique. Ce sont les détails, les choix techniques, les assaisonnements, les cuissons qui font l’originalité d’une tradition culinaire. La Tunisie n’a jamais été passive face aux influences. Elle s’approprie pour mieux transformer. C’est cette capacité d’assimilation créative qui fait sa force.

Et cela se voit au premier coup d’œil. Là où les sauces sont blanches en Algérie, parfois parfumées de cannelle, et jaunes et safranées au Maroc, la Tunisie impose ses rouges profonds et brûlants, nés du concentré de tomate, de la harissa, du piment sec moulu, de l’ail et de l’huile d’olive.

Une palette de saveurs vives et relevées que l’on retrouve aussi bien dans les plats de tous les jours que dans la haute cuisine. C’est une signature visuelle, mais aussi culturelle ; la sauce rouge, épicée, piquante, est une exclusivité tunisienne, à la fois cri du terroir et héritage d’une terre de feu et de soleil, due notamment à l’influence des Italiens qui se sont installés en Tunisie et ont enrichi ce patrimoine culinaire.

Aujourd’hui, il est courant de voir certains voisins revendiquer l’origine de plats que la Tunisie a, depuis des siècles, adaptés, sublimés, codifiés. Le débat n’est pas de dire «à qui appartient quoi», mais de reconnaître que la cuisine tunisienne a sa propre trajectoire historique, qu’elle ne peut être réduite à une simple branche d’un tronc commun.

Or, il est de plus en plus fréquent que certains pays — notamment l’Algérie et la Libye — s’approprient des plats qui, bien qu’issus d’influences communes, ont été transformés en profondeur par l’histoire, le terroir et la sensibilité tunisienne. Ce phénomène revient à revendiquer le produit fini tunisien en se fondant sur des racines partagées, sans reconnaître le long travail d’appropriation, d’adaptation et de codification que la Tunisie a opéré.

Ce n’est pas l’influence qui crée l’identité d’un plat, mais la manière dont il s’est acclimaté au goût local, dont il a été façonné, affiné, jusqu’à devenir une part intégrante du patrimoine culinaire d’un peuple. D’ailleurs, cette question ne se pose pas avec le Maroc, chacun suit sa propre voie culinaire. Ils ont leur tajine, nous avons le nôtre—seul le nom est commun, tant les préparations diffèrent.

Nous avons aussi notre tajine merguez, seule variante en ragoût portant ce nom et qui, contrairement à ce que son nom pourrait laisser croire, n’est pas assaisonné à la merguez, mais préparé avec de la viande hachée effilée en petits boudins. Ils ont leur pastilla, faite de couches fines de pâte croquante, farcie au poulet, à la viande hachée ou aux fruits de mer, quand nous avons notre tajine malsouka, nourri d’une tout autre tradition. Deux cuisines riches, ancrées, et profondément distinctes par leurs goûts, leurs textures, leur identité.

Cette logique vaut aussi pour le patrimoine vestimentaire : on ne peut pas s’approprier un vêtement emblématique d’un pays sous prétexte qu’il partage des origines communes avec d’autres traditions. Un habit, même inspiré d’un modèle ancien — comme le caftan ottoman — devient partie intégrante d’une identité nationale à partir du moment où il a été transformé par le savoir-faire des artisans locaux, enrichi par les influences culturelles et, aujourd’hui, par la créativité des designers.

Ce n’est pas l’origine lointaine qui compte, mais le chemin parcouru, les transformations, l’adaptation au goût et à l’esthétique locale.

Une signature culinaire méditerranéenne

Tout comme le vêtement, la cuisine tunisienne incarne cette richesse issue d’une longue histoire de métissage et de réinvention. Elle reflète la diversité culturelle et l’ingéniosité d’un peuple en perpétuelle adaptation. Rouge, piquante, généreuse, fine, parfois audacieuse, toujours vivante, la cuisine made in Tunisia est l’expression d’un peuple qui, au fil des siècles, a su absorber les influences andalouses, ottomanes, siciliennes ou berbères, non pas pour les copier, mais pour les transformer.

Bien sûr, la proximité géographique entre pays du Maghreb a favorisé les passages, les transmissions, les ressemblances. Mais la Tunisie s’est toujours distinguée par une richesse culinaire aux saveurs singulières, façonnées par son terroir, son climat, ses gestes et sa créativité propre.

Et cette singularité se retrouve jusque dans des plats profondément enracinés dans la mémoire familiale. Prenons la mloukia, ce ragoût noir, dense et envoûtant, préparé à base de corète séchée longuement torréfiée puis mijotée dans l’huile d’olive jusqu’à obtenir une texture onctueuse et un goût presque mystique.

Si l’on trouve la corète dans certaines cuisines du Moyen-Orient ou d’Égypte, nulle part ailleurs dans le Maghreb — ni en Libye, ni en Algérie, ni au Maroc — on ne cuisine la mloukia comme en Tunisie. Là encore, la recette tunisienne est une création à part entière, lente, exigeante, et profondément identitaire. Une cuisine qui dit l’histoire, la diversité et la mémoire du pays.

Ce n’est pas un hasard si les Tunisiens, où qu’ils soient, restent viscéralement attachés à leurs plats, à leur intensité, à leur justesse, à leur subtilité. C’est cette alchimie unique, ce tempérament dans l’assiette, qui fait de la cuisine tunisienne une expression authentique de son identité.

Plus qu’une simple tradition, la cuisine tunisienne est le reflet d’un palais fin, exigeant, capable de saisir avec une acuité rare les nuances des saveurs, et de défendre avec passion son héritage gustatif. Ce n’est pas une cuisine figée ou docile, mais une cuisine vivante, dynamique, toujours en quête d’équilibre entre audace et respect des racines.

En cela, elle incarne à merveille l’âme d’un peuple profondément attaché à ses goûts, qui sait les sublimer et les protéger contre toute forme d’uniformisation. C’est cette capacité d’appropriation créative, ce dialogue constant entre tradition et innovation, qui fait la richesse et la singularité incomparables de la cuisine tunisienne. Il est temps de le dire, haut et fort.

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