
Par Skander Ounaies *
Ainsi donc, comme dirait un général qui a fait l’histoire, tout en étant traité de terroriste par le régime félon de son pays, à la botte des nazis, nous célébrons, le 17 juillet 2025, les 30 ans de l’Accord d’association avec l’Union européenne (UE). Toutefois, la tribune des 27 ambassadeurs aurait dû rappeler que la relation Tunisie /UE remonte bien au-delà de l’année 1995, puisque nous avons été le premier pays maghrébin à signer un accord commercial avec la Communauté économique européenne (CEE), et ce le 28 mars 1969. Notre relation remonte donc à près de 55 ans : ce n’est pas négligeable. Et pourtant. Et pourtant, toute cette dynamique historique commune a été balayée d’un revers de main, suite aux évènements du 7 octobre 2023.
J’ai lu avec grande attention la tribune des ambassadeurs de l’UE en Tunisie.
Voici mon commentaire relatif à cette tribune.
1) Ce texte ne comporte aucune spécificité pour l’évolution économique et sociétale de la Tunisie. Il pourrait s’appliquer à n’importe quel pays de la rive sud, signataire d’un accord d’association avec l’UE. Il suffirait de changer les statistiques (fort connues et qui n’apportent rien de nouveau), pour être cohérent ;
2) Le titre évoque « une vision partagée », et, plus loin, les auteurs citent « les tensions géopolitiques, la remise en cause des libertés fondamentales, des droits humains ».
Il est vrai que le respect des droits humains et des libertés fondamentales, constitue un socle fondamental de la construction de l’UE, à travers son article 2. Pourtant, le 16 juillet 2025, cette même UE, par la voix de Madame Kallas, la haute représentante de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité, refuse de sanctionner Israël, pour non-respect des droits humains, malgré les 60.000 morts civils, en majorité des femmes et des enfants, la destruction de toutes les infrastructures sanitaires de Gaza, et la volonté actuelle d’affamer tout un peuple, en empêchant les aides humanitaires d’entrer dans l’enclave. En contrepartie, il y a eu 18 paquets de sanctions de la part de l’UE envers la Russie, depuis son invasion de l’Ukraine (le 24 février 2022), le dernier en date du 18 juillet 2025, porte sur la flotte dite « fantôme » .
Il semblerait que pour l’UE, les « droits humains » ne sont pas universels. Ainsi, les morts ukrainiens suscitent de l’empathie. En revanche, pour les enfants palestiniens amputés à vif et à même le sol, ou affamés délibérément, « on » détourne le regard .Il s’agit de ne pas froisser l’« allié indéfectible », puisque, selon les propos irresponsables et combien révélateurs, du Chancelier d’Allemagne, relatifs au « frappes préventives » sur l’Iran, « Israël fait le sale boulot à notre place » ( en marge du Sommet du G7 au Canada, le 17 juin 2025).
Peut-on encore parler alors de « vision partagée », de « solidarité », de « respect mutuel » et de « valeurs fondamentales communes » comme l’écrivent les auteurs de la tribune ?
3) Selon l’Organisation des Nations unies (ONU), depuis 6 mois, il y a eu 757 attaques de colons extrémistes surarmés et protégés par l’« armée la plus morale du monde » contre les villages palestiniens de Cisjordanie, où 1400 logements ont été détruits et 30.000 Palestiniens chassés de leurs terres. Il n’y a eu aucune réaction officielle de l’UE pour dénoncer ces « crimes de guerre ». Il est vrai que c’est une notion que le défunt Droit international, pourtant instauré par la doctrine occidentale, n’applique pas à Israël.
Comment pouvons- nous continuer à regarder un partenaire, qui n’a eu aucune considération pour nous et nos requêtes, toutes fondées uniquement sur ce même Droit international ?
L’apothéose du manque total de considération pour les partenaires de la rive Sud (Maghreb en particulier), a été de ne rien faire pour faire cesser les bombardements de civils pendant le mois Saint de Ramadan, durant lequel, au contraire, les livraisons de bombes et munitions ont continué. Nous en prenons acte.
4) Comme je l’avais écrit dans une Tribune du journal « Le Monde » sous le titre « Nous ne voulons pas être la sentinelle migratoire de l’Europe » (5 mai 2023), l’UE s’accroche à une approche reposant sur « la Technique et la Science comme idéologie » du philosophe allemand Jurgen Habermas, fondée dans le cas de la Tunisie, sur le triptyque « marché, technologie, démocratie ». Cette approche moniste néglige tout le côté de la dynamique sociétale , qui permet de comprendre l’aboutissement actuel de la Tunisie tant politique, qu’économique et sociétal. Sans cette nouvelle grille de lecture, on ne peut pas saisir les goulots d’étranglements multiples, qui traversent la société tunisienne. A ce sujet, j’invite les auteurs de la tribune à consulter deux ouvrages qui pourraient être fort utiles pour leur compréhension réelle de la Tunisie :
a) l’ouvrage canonique sous la direction du Professeur Michel Camau, ancien Directeur de l’Institut de recherche et d’études sur le monde arabe et méditerranéen (Iremam d’Aix-en-Provence) : « La Tunisie au présent :une modernité au-dessus de tout soupçon », paru en 1987,(Editions Cnrs, Paris) et pourtant toujours d’actualité, car reposant sur une vison scientifique multidisciplinaire. Je rappellerais aux auteurs, que l’année 1987 n’est pas fortuite, puisque ce sera une année de rupture pour la Tunisie, avec la fin de l’ère Bourguiba et le début des années Ben Ali (Novembre 1987) ;
b) l’ouvrage collectif de l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (Irmc de Tunis),sous la direction du Professeur Pierre Vermeren, intitulé : « Economie Politique de la Tunisie et du Maghreb : les défis de la mondialisation années 1980-années 2020 » (juin 2024, Editions Hémisphères, Paris).
5) Les auteurs évoquent, par ailleurs, des statistiques parfaitement exactes, mais fort connues, à savoir que l’UE absorbe près de 70% de nos exportations et constitue le premier investisseur en Tunisie en termes d’investissements directs étrangers (IDE),avec près de 88% du total de ces IDE. Toutefois, ces indicateurs doivent être maintenant dépassés, car aussi bien les IDE que le taux d’investissement (investissement /produit intérieur brut) sont actuellement en phase de régression, pour cause de non visibilité de l’économie de la Tunisie. En effet, concernant les premiers, et selon le dernier Rapport de la Conférence des Nations unies pour le Commerce et le Développement (Cnuced, juin 2025),la Tunisie n’a capté que 1,8% du total des IDE investis en Afrique du Nord pour l’année 2024, soit la part la plus faible depuis 25 ans. Quant au taux d’investissement, pour l’année 2024,il est le plus faible depuis 30 ans avec 9,4% du PIB (World Economic Outlook, avril 2025).A mon sens, il faudrait tenter de résoudre deux nouveaux problèmes économiques majeurs qui se posent actuellement à l’économie de la Tunisie avec l’UE, à savoir l’exode des compétences tunisiennes, et la conversion de la dette bilatérale en investissements écologiques. Concernant le premier, un calcul d’actualisation effectué par l’Institut arabe des chefs d’entreprises (Iace, Janvier 2019) fondé sur le principe « valeur vie d’un employé », montre qu’un médecin spécialiste qui quitte la Tunisie et s’installe généralement, soit en France, soit en Allemagne, représente une perte pour la Tunisie estimée à 11 millions d’euros, pour un ingénieur, ce coût serait proche de 5 millions d’euros. Il s’agit donc, en termes d’« échanges », d’une perte nette pour la Tunisie et d’un gain net pour l’UE, puisque leur formation n’a rien coûté au contribuable européen. Comment procéder pour intégrer cette dynamique dans les calculs de « dette », puisque l’exode de ces compétences se chiffre en milliers, parfaitement répertoriés ? On en arrive alors au problème de la conversion des dettes bilatérales de la Tunisie auprès des pays de l’UE en projets écologiques. A ce jour, et à ma connaissance, aucune statistique fiable n’annonce cette conversion, réclamée depuis au moins une décennie par les économistes du pays, et dont le gouvernement tunisien vient de demander la mise en application à Séville, lors de la 4e conférence internationale des Nations unies pour le financement du développement (2 juillet 2025).
Pourquoi l’UE est-elle frileuse à s’engager dans cette dynamique nouvelle avec la Tunisie, qui est un véritable processus de désendettement et de surcroît, productif de valeur ajoutée ?
6) Enfin, le dernier point qui semble tenir à cœur les auteurs est la « gestion humaine et solidaire » des flux de migration. C’est une initiative louable. Toutefois, pourquoi l’UE nous met-elle devant un fait accompli pour lequel nous n’avons pas œuvré, contrairement à certains pays de l’UE, comme la France ? En effet, à tolérer le pillage des pays subsahariens (Niger, Mali, Guinée) par des régimes corrompus, mais surtout inféodés, on s’attendait à quoi ?Il était prévisible que la situation de recul des populations en place ne pouvait pas durer et allait aboutir à un exode massif : ce qui a eu lieu avec tous les drames qui ont suivi. L’UE nous demande d’endiguer le flux de cet exode chez nous, en nous proposant 150 millions d’euros, ainsi qu’un autre montant conséquent de 950 millions d’euros, celui-là soumis à un accord entre la Tunisie et le Fonds monétaire international « (Partenariat Stratégique » du 16 juillet 2023, Tunis). Les montants proposés sont très discutables. Pour le premier, et à titre de comparaison, le club Paris-Saint-Germain (PSG) a accordé à son joueur vedette en 2022, Kylian Mbappé, une prime de signature de l’ordre de 180 millions d’euros bruts. Que penser alors du montant accordé à la Tunisie par 27 pays ? Quant au second montant conditionné, il s’agit d’une « promesse de Gascon »,car tout le monde savait que les discussions entre la Tunisie et le FMI avaient peu de chances d’aboutir. Pourquoi ne pas gérer le problème à la base, c’est-à-dire investir dans les pays de départ de cet exode ,ce qui serait un minimum de justice, pour encourager les jeunes qui partent à rester sur place. Je suis parfaitement conscient qu’il s’agit actuellement d’un problème devenu géopolitique : il doit être traité en tant que tel, et ne pas faire supporter les errements de politique étrangère et de développement, de certains pays de l’UE, par un nombre restreint de pays, en difficultés économiques et surtout financières. On ne se défausse pas de son Histoire.
En conclusion, je reviendrais sur le « Pacte pour la Méditerranée »,qui doit être un socle de « stabilité et de solidarité », selon les auteurs, qui ajoutent, très justement, que « nos destins sont liés » et que « nous devons relever ensemble les défis du XXIe siècle ».Je souscris intégralement à cette vision d’avenir pour les deux partenaires. Toutefois, l’UE doit absolument changer de vision sur certains problèmes qui nous affectent, comme la renégociation bloquée de l’Accord de libre-échange, qui bute sur des points fondamentaux pour nous, que sont les secteurs de l’agriculture et des services, et avoir une approche plus réaliste sur la question palestinienne, et ne pas s’aligner aveuglément sur certains pays de l’UE, qui cherchent à se refaire une virginité historique sur le dos des Palestiniens.
Enfin, j’adresse à Madame Kallas, cette phrase d’un immortel de la littérature française ,qui ,je l’espère, la fera réfléchir plus posément sur le conflit du Proche-Orient, lors de ses prochaines décisions : « Il me convient d’être avec les peuples qui meurent. Je vous plains d’être avec les rois qui tuent. »(Victor Hugo, 9 Septembre 1870) « Actes et paroles ».
S.O.
(*) – Université de Carthage
– Ancien conseiller économique au Fonds souverain du Koweït (KIA).