Le Maghreb des films consacrera, ce dimanche 8 décembre, à Paris, une rétrospective intégrale au cinéaste Nouri Bouzid. Son dernier-né «Les Épouvantails», encore sur nos écrans, sera projeté en avant-première dans cette manifestation. Appréciation critique.
Le film, dont l’action se situe en 2013, s’ouvre sur une cellule de prison où sont détenues deux jeunes femmes, Zina (Nour Hajri) et Jouda, surnommée Djo (Joumène Limam), auxquelles on annonce leur libération grâce à l’aide et au soutien de Nadia (Afef Ben Mahmoud), une avocate, fervente adepte des droits de l’Homme.
Zina et Djo se sont, en fait, enfuies de l’enfer des camps du «Djihad» en Syrie. Parties de leur propre gré, par amour, elles ont été séquestrées et violées. C’est que là-bas, comme l’affirme Zina, «le viol est Halal», «le viol est leur loi».
Traumatisées à mort, dévastées physiquement et psychologiquement, figées par la peur, elles refusent de parler et de témoigner.
Mais pourront-elles se libérer, réparer leur blessure et dépasser tout ce qu’elles ont enduré?
La caméra suit donc, par alternance, ces deux personnages confrontés à la société, qui les rejette tant ils suscitent la frayeur à l’image de ces épouvantails que fabrique la mère de Zina
(Sondouss Belhassen, au jeu d’une grande justesse).
Et si, de retour à la maison, Zina, qui a laissé sur le front syrien un fils de 3 mois, a pour premier réflexe de se purifier le corps ou de se purifier tout court de manière hystérique (scène de la douche), Djo, elle, s’enferme dans son mutisme et dans le silence…
En fait, ces deux revenantes à l’état de zombies préfèrent garder le silence, habitées par la peur de dire et de raconter la tragédie qu’elles ont vécue. Djo préfère l’écrit à la parole.
Elle laisse un livre intitulé «Violée» où elle consigne sa sombre expérience dans les camps de Daesh. Les tentatives de la mère de Zina pour aider Djo et sa fille à se reconstruire sont vaines.
Mais Driss (Mahdi Hajri), un jeune homosexuel, encouragé par l’avocate qui l’a pris sous sa coupe, réussira-t-il à aider Zina à se réinsérer dans la société. Or, ce personnage dont on sait seulement qu’il a été renvoyé de tous les établissements scolaires publics et qu’il a subi toutes sortes d’exactions, demeure une énigme (D’où vient-il ? De quoi vit-il?)
Quelque peu parachuté, il incarne le seul personnage masculin positif, car il est le seul à comprendre et accepter Zina, lui manifestant de l’empathie en la protégeant et en lui donnant refuge, tissant, ainsi, entre eux un lien d’amitié.
Et c’est en sa compagnie qu’ils se réconcilient tous deux avec leurs corps violés et dévastés, dans la scène de la couverture, amenée de manière abrupte. Ainsi, il s’avère le seul vrai «homme», comme l’affirme Zina dans l’une de ses répliques.
Manichéisme
Tous les autres personnages masculins, construits de manière manichéenne, s’avèrent machistes, agressifs et violents tant ils persécutent et rejettent Zina (le père et le mari de Zina, Salmane — Ghanem Zrelli —, les hommes et même les adolescents du quartier). Tous incarnent l’essence d’une société patriarcale tyrannique et oppressante envers la femme dont l’image est, ici, valorisée. Car seuls les personnages féminins se mobilisent pour aider ces revenantes. Le recours au personnage de l’homosexuel (constituant un sous-thème) nous écarte du propos central du film en délayant son enjeu : la dénonciation de l’infiltration d’un corps étranger dans la société, à savoir l’intégrisme islamiste et l’extrémisme religieux qui génèrent la haine, la violence et le terrorisme, dont l’effet dangereux n’est autre que la désintégration du tissu social, ce qui met en péril la cohésion et l’identité de la société.
Le développement de la relation entre Zina et Driss empêche, donc, de creuser plus avant l’enquête de Nadia sur les réseaux d’envoi des jeunes au «Djihad sexuel» et au «Djihad» tout court, laissant plutôt la place à l’incrimination directe, dans un discours frontal, de la Ligue de protection de la révolution et du gouvernement de la Troïka.
L’enquête de Nadia s’avère maigre sans réel démontage, par le propos et la mise en scène, des tenants et aboutissants des réseaux d’embrigadement, de financement et d’envoi des jeunes dans les zones de tension.
«Les Epouvantails» qui marque la fin de la trilogie («Making of», «Millefeuille») du réalisateur pèche par un discours direct et un aspect démonstratif, notamment à travers les personnages qui se racontent et expriment leurs états d’âme dans les dialogues aux dépens de l’image et du jeu.
Dans cet opus les récurrences thématiques et stylistiques du réalisateur sont manifestes.
Sur le fond, on retrouve les thèmes chers au réalisateur dans la majorité de ses films, tels le poids de la société patriarcale et son despotisme envers la femme, le sexisme, l’image négative, déconstruite et torpillée du père, la valorisation de la femme, outre le problème de l’extrémisme religieux et du terrorisme qui se déclinent dans cette trilogie.
Côté forme, on décèle les partis pris du flash-back, ici en noir et blanc, outre ceux nouveaux de cadrages serrés, en vogue ces temps-ci.
Autres récurrences : les scènes de rails sur lesquels les personnages principaux tentent de trouver leur équilibre (Farfat dans «L’homme de cendres»), l’utilisation des chansons de Cheïkh Ifrit, des comptines, etc.
Mais contrairement aux autres films où il utilise beaucoup les éléments de l’eau, du feu et de la terre, Nouri Bouzid recourt aux motifs de l’osier, du bois et du tissu qui nous renvoient aux épouvantails que confectionne la mère.
Filmé en caméra portée, nerveuse et en plans rapprochés, signe de solitude, d’enfermement et d’exclusion, le film s’achève sur un plan large, ouvrant l’horizon où on voit Zina s’enfuir, après avoir tué symboliquement le père, vers une probable reconstruction et une future indépendance.