Accueil A la une Tahar Belkhodja, ancien ministre, à La Presse: « Nous sommes assis sur un volcan »

Tahar Belkhodja, ancien ministre, à La Presse: « Nous sommes assis sur un volcan »

Il est ce qu’on appelle un haut commis de l’Etat. Un homme clé du régime Bourguiba. Il a occupé de hautes fonctions politiques et diplomatiques. Il a été un membre influent du bureau politique du Parti socialiste destourien. Il a été plusieurs fois ambassadeur aux quatre coins de la planète, a occupé plusieurs postes ministériels : Agriculture, Jeunesse et Sport, Intérieur et Information ! Il est l’auteur d’un ouvrage : « Les trois décennies Bourguiba » et d’un autre qui vient de paraître. Aujourd’hui, Tahar Belkhodja évoque l’histoire de la Tunisie après l’indépendance. Une époque fondatrice avec des réussites et des échecs. Interrogé sur l’actualité, sur la classe politique, le fonctionnement des institutions, son analyse est sans concession.

Les premières pages de votre livre qui vient de paraître dans une deuxième édition revue et complétée : « Bourguiba zaman attaloaat we tahadiyat » (Bourguiba au temps des aspirations et des défis) sont consacrées à ses compagnons à travers des biographies succinctes. Est-ce un devoir de mémoire à l’égard des anciens ou la volonté de transmettre aux générations futures une partie de leur histoire ?

Je suis le survivant de la génération postindépendance. Il est certain que le devoir de mémoire s’impose. Mais, ma démarche s’adresse notamment aux jeunes qui ne connaissent pas les grands axes et les fondamentaux de notre histoire et des politiques adoptées à l’échelle nationale et internationale. De toutes les façons, comme partout dans le monde, un citoyen se doit de connaître un peu son passé. A fortiori, lorsqu’il est en perte de repères. Dans cet ouvrage, j’ai parlé de tout, de ce que nous avons entrepris, de nos succès, de nos échecs. Nous avons besoin de vivre notre histoire.

C’est-à-dire, expliquez-nous de quelle façon ?

Je vous donne un seul exemple : le 9 avril 1938, c’était la première fois que nous nous confrontions aux troupes coloniales. Le bilan était assez lourd avec des morts et des blessés. Nous célébrons cette commémoration chaque année, mais d’une façon protocolaire. Or, c’est un événement extraordinaire. C’est également une occasion pour raviver le sentiment national. C’est à nous politiques et à vous journalistes d’organiser des événements pour ressusciter le sentiment d’appartenance à une nation. Comment avons-nous pu affronter ce monstre qu’est le colonialisme ? Nous avons commencé notre lutte en 1952, bien avant l’Algérie. Nous avons été les précurseurs du mouvement national. Bourguiba a été un de ceux qui bataillait depuis les années 20.

En 2020, on fêtera le centième anniversaire du Destour, fondé par Abdelaziz Thaalbi en 1920, n’est-ce pas ?

La dénomination Destour a survécu jusqu’à nos jours. C’est important de le signaler. Donc, oui, c’est un grand événement. Il faudra ajouter pour l’histoire que Bourguiba avait fait scission en 1934 pour créer le Néo-destour. Le Parti socialiste destourien qui existe depuis 1964 en est le successeur. Bourguiba avait ajouté socialiste pour mettre en exergue les orientations socialistes désormais mises en œuvre après l’échec du mouvement coopératif. Nous avons eu du mal à convaincre Ben Salah qui avait le parti en main pendant quelques années. Le parti a perduré jusqu’à 1988. Ben Ali le convertit en Rassemblement constitutionnel démocratique. Le temps a fait son œuvre. Aujourd’hui, le salut public est impérieux. Il faut assurer au préalable l’entente destourienne suivie d’une réconciliation nationale. Il faut réunir les destouriens pour affronter en commun les problèmes. L’Histoire dira son mot sur le passé. Mais aujourd’hui, le peuple exige qu’on garantisse son avenir.

Bourguiba n’était pas seul, il était entouré de compagnons de route qui sont les pères fondateurs. Mais la stature de Bourguiba émerge toujours, qu’en pensez-vous ?

La Tunisie est un tout petit pays, relativement pauvre, mais avec un potentiel extraordinaire. Nous avons eu la chance d’avoir cet homme, Bourguiba, qui a donné au pays une allure, des idées, des analyses et des prises de position extraordinaires. En août, 1942, en pleine guerre contre les Allemands, Bourguiba écrivit une lettre au parti, pour demander de ne pas soutenir le Nazisme. Il savait que les Alliés allaient remporter la guerre. Bourguiba faisait des paris politiques. Il en gagnait quelquefois, parfois il perdait. A Bizerte, nous avons fait un blocus populaire autour de la base Sidi Ahmed, l’été 1961, ça a débouché sur un carnage. De Gaulle nous est tombé dessus avec son armée ramenée d’Algérie. En politique, il faut savoir affronter, prendre des risques qu’on peut gagner ou pas. La politique est faite par des responsables qui prennent leurs responsabilités, qui ont de l’audace, qui savent affronter les problèmes et s’exposer aux échecs. Mais je dois ajouter que contrairement à ce qu’on croit, Bourguiba ne prenait pas seul les décisions. Ce n’est pas l’homme qui impose ses choix. On discutait avec lui mieux qu’avec ses premiers ministres. Outre cette qualité, Bourguiba était apprécié à l’international, il participait à la réflexion qui portait sur des questions géostratégiques majeures.

Quels sont les fondamentaux de la politique étrangère tunisienne ? Il faudra le rappeler.

D’abord, ne pas imposer une politique, un choix à qui que ce soit. La donnée fondamentale de notre politique se résume à ce proverbe, aussi bien pour la Palestine que pour les autres pays : « Ahlou Makka Adra bichiâbiha » (Les gens de la Mecque savent mieux que quiconque ce qui leur convient). Nous ne pouvons que conseiller et soutenir quand il le faut. Alors que d’autres dirigeants ont fait de la cause palestinienne un fonds de commerce. Deuxième point d’appui de la politique étrangère tunisienne, la « realpolitik », le pragmatisme et le réalisme. Evaluer ses moyens, son poids et agir en conséquence.

L’affaire libyenne, une guerre civile à notre porte, qu’en pensez-vous ?

Les affaires ont pris une tournure terrible. Ce sont les armes qui parlent des deux côtés. C’est à notre porte, comme à la porte de l’Algérie. Toutes les questions de la région nous concernent tous. La meilleure façon de gérer cette crise, ce serait par l’entremise des Nations unies qui doit prendre ses responsabilités. Non pas en dépêchant un représentant qui viendra soi-disant tenter de rapprocher les vues des belligérants. Mais le Conseil de Sécurité qui a tous les éléments, devrait intervenir pour décréter un cessez-le-feu. Ensuite, s’il le faut envoyer les Casques bleus. Pour ce qui nous concerne, la frontière tuniso-libyenne est devenue une passoire. Tous les jours, des caches d’armes sont découvertes dans le Sahara tunisien et algérien. Des armes entreposées là-bas pour les déterrer et les utiliser le jour venu. Des bateaux de guerre turcs et autres stationnent au large de la Libye. Comment voulez-vous que les Libyens puissent trouver une issue. Toutes ces manœuvres des uns et des autres, telle l’invitation des chefs des tribus libyennes, et ce président turc qui se parachute chez nous, ce n’est pas ainsi que les problèmes peuvent être résolus.

Avant d’être ministre de l’Intérieur, vous avez été directeur de la Sûreté nationale, racontez-nous votre parcours ?

Mon parcours ne me prédestinait pas du tout à m’occuper des affaires intérieures. Mais quand il a fallu, j’ai pris toutes mes responsabilités, je les ai assumées. J’en suis bien honoré. J’étais plutôt dans les domaines de la politique et de la diplomatie. Le hasard a voulu qu’il y ait la guerre des Six jours, avec à la clé une défaite terrible des pays arabes. S’ensuivirent des émeutes à Tunis, devenue une ville ouverte, un trou où pendant toute une journée les casseurs et les pilleurs ont vandalisé la ville au vu et au su d’une police passive, aux moyens rudimentaires. Le président m’a appelé pour me dire : « De quelle économie pouvons nous parler, quelle politique mettre en œuvre dans ce chaos ? » Il a demandé à ce que je m’en occupe. Quand je lui ai répondu que ce n’est pas de mon ressort, il a insisté en m’assurant de son appui. Bourguiba m’a conféré toute la responsabilité de la sécurité, aussi bien de la police que de la garde nationale. J’ai passé en revue les modèles sécuritaires adoptés par plusieurs pays. Eh bien la réponse s’est imposée, il fallait créer une brigade antiémeute, non anti-peuple. J’ai créé la brigade, qu’on appelle la Bop, une garnison qui s’oppose à la casse et aux casseurs.

Vous  avez été ministre de l’Intérieur de 73 à 78 ? À une époque où les opposants n’étaient pas bien vus. Vous avez été la main de fer d’un régime autoritaire pendant de longues années ? Qu’avez-vous à dire ?

Non, pas la main de fer, le système sécuritaire était gangréné. Outre la Bop, j’étais obligé de renforcer le système sécuritaire, par le biais d’un décret, instaurant la retraite à 55 ans. J’ai hérité d’une police et d’une garde nationale qui étaient noyautées par des éléments de Fellagas, des anciens résistants et des éléments de police du temps des Français. J’ai recruté des licenciés, des cadres.

Cela ne les a pas empêchés de torturer les opposants. Le livre de feu Mohamed Charfi, « Mon combat pour les lumières » en raconte un bout. Qu’en pensez-vous ?

Ces jeunes diplômés ont pris les commandes de la sécurité. J’ai mis à la retraite les grands chefs de la police. Mais on ne me disait pas ce qui se passait. J’ai été directeur général de la Sûreté et Ministre de l’Intérieur, mais je n’étais pas seul aux commandes. J’avais aussi le directeur de la police, le directeur des services spéciaux, etc.

Estimez-vous que vous avez bien fait votre métier ? N’y a-t-il pas eu de dépassements, de tortures subies par les opposants ?

Des dépassements individuels, c’est possible qu’il y en ait eu. Il y a des excités. Des gens qui sont soi-disant de grands militants qui pensent avoir le droit et toute la légitimité de faire ce qu’ils veulent. J’ajouterais que la conjoncture à ce moment là était différente. On ne peut pas raisonner comme maintenant. Nous étions dans des situations très difficiles, il fallait s’en sortir avec le minimum de dégâts. Nous y avons laissé des plumes certes.     

Que pensez-vous du fonctionnement du ministère de l’Intérieur à l’heure actuelle ?

Avec la révolution, le ministère de l’Intérieur a été noyauté par des personnes qui ne sont pas à leur place. Le Ministère de l’Intérieur est un département extrêmement sensible. D’ailleurs, les changements qu’on veut apporter comme le transfert de la police judiciaire est très grave. On ne peut pas innover, faire de l’improvisation dans ce ministère, encore moins le politiser. Quand on attribue le droit à la police, à la garde nationale et à l’armée de voter, forcément on politise ces corps. Ce n’était pas le meilleur choix à faire. Sans parler de la prolifération des syndicats. Aujourd’hui, il faut moderniser ce département, comme dans les grands pays, en créant des organes indépendants, à l’échelle du FBI, de la CIA. Un modèle anglo-saxon différent du modèle français napoléonien, centralisateur.

Vous savez comment les institutions fonctionnent. Vous constatez comme nous tous, que depuis des années, les institutions sont au ralenti, parfois totalement bloquées. Qu’est-ce qui manque à la classe politique d’aujourd’hui ? Le savoir-faire, l’expérience, l’amour de la patrie, le don de soi, le sens de l’Etat, la capacité de faire des compromis ? La capacité de prioriser, de se concentrer sur l’essentiel ?

Ce blocage n’est que la résultante d’une Constitution qui est faite pour qu’un pays ne soit pas gouverné, ingouvernable. C’est clair ! Nous avons acclamé cette Constitution par rapport à la précédente. Mais à l’épreuve, il s’est avéré que cette Constitution n’est pas adaptée ni à notre pays ni à aucun autre d’ailleurs. La preuve, ni le parlement actuel ni celui de 2014 ne permettait de gouverner. Le parlementarisme n’est plus de mise actuellement. J’appelle à une révision de la Constitution. Mais que ce soit fait dans la sérénité. Il faudra au préalable créer une commission de juristes. Nous avons besoin d’une nouvelle Constitution qui puisse répondre à la conjoncture.

Mais les dérives d’un régime présidentiel sont bien connues, qu’en pensez-vous ?

Bien sûr. On peut avoir un régime semi-présidentiel. On ne peut plus se permettre d’avoir un chef de gouvernement qui est en guerre frontale contre le président de la République. C’est ce que nous avons vécu. Comment voulez-vous qu’une population puisse avoir confiance dans un gouvernement ou un système quand les deux chefs de l’exécutif sont en désaccord perpétuel. Sans parler de la prolifération des partis, plus de 200 dont les finances n’ont pas été contrôlées. Nous vivons dans un système hybride qui ne peut pas convenir à la Tunisie. Il faut une révision constitutionnelle, une loi sur les partis, sur les associations. Et la Cour constitutionnelle, où est-elle ? 60 ans après l’indépendance nous n’arrivons pas à mettre sur pied une cour constitutionnelle ! C’est le jeu politicien qui en est responsable. Résultat, le peuple est désemparé. Il en a assez. Il ne sait pas à qui se vouer. Pour ce qui est du parlement, le spectacle qu’il offre est désolant !

Nous sommes le premier pays à avoir fait une révolution démocratique dans le monde arabe qui en est encore à ses premiers balbutiements. Celle du 17 décembre, 14 janvier 2011. Le jour où les Tunisiens, bravant la peur, ont envahi l’avenue Habib Bourguiba. Ce n’est pas un détail de l’histoire, c’est l’histoire. Neuf ans après, quel est votre bilan ?

Le bilan est relativement acceptable, mais il ne peut plus perdurer. Nous ne pouvons plus agir avec les outils que nous avons utilisés jusqu’à ce jour. Il faudra que les dirigeants regagnent la confiance des Tunisiens. Pour le moment, ce n’est pas le cas. Les Tunisiens n’ont plus confiance ni dans les partis, ni dans les politiciens, ni dans les structures. Il faut que les responsables mettent un terme aux querelles partisanes et s’attellent à répondre aux préoccupations du pays, lesquelles préoccupations sont vitales. La pauvreté est en train de s’étendre, les gens n’ont plus les moyens de vivre dignement.

Qu’est-ce qui fait défaut, un projet national ?

Le projet existe mais les moyens de le mettre en œuvre font défaut. Or, la politique, c’est des chiffres, des résultats. Nous avons un gros problème de déficit budgétaire à deux chiffres. Alors que la norme est de 3% dans les pays sous-développés. Nous avons un déficit commercial terrible, notamment avec la Chine et la Turquie. Le Maroc a décidé de rompre cet accord avec la Turquie. Il faut savoir que nous vivons au-dessus de nos moyens. Il faut dire la vérité aux Tunisiens. Les décisions douloureuses, il faut avoir le courage des les annoncer, les expliquer et les imposer. Il faut dire que nous devons prendre des mesures d’austérité au moins pendant cinq ans, si on veut sortir de la crise. Nous devons également penser à développer une politique régionale. Nous sommes tous dans la même barque.

Le terrorisme est à nos portes. Nous savons que ces terroristes attendent le moment propice pour agir. C’est donc une question de survie. Notre pays, notre mode de vie sont ciblés. Le personnel politique n’en est pas conscient et va droit au mur. Tout le monde est accroché au pouvoir. Or, la situation est très inquiétante sur les plans économique, politique, régional, sécuritaire. Nous sommes assis sur un volcan. Et si ça continue, ce ne sont pas les partis qui sauveront la Tunisie. Au même moment, les uns, que je ne nommerai pas, surgiront de l’intérieur du pays, pendant que d’autres arriveront de l’extérieur. Il faut faire attention !

Photo : Abdelfattah BELAÏD

Vidéo: Belhassen Lassoued
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