Hamadi Redissi est professeur émérite, politologue, islamologue. Son dernier ouvrage « L’islam incertain » paru aux éditions Cérès, a remporté le prix du meilleur livre de philosophie en France, lors des rencontres philosophiques d’Uriage, en 2017, ainsi que le prix du livre tunisien en 2018. Son autre livre « Le pacte de Nejd » publié antérieurement en 2004, aux éditions du Seuil, est devenu un classique. Il a même été édité en livre de poche. Pour ce faire, il faut vendre des milliers de copies, c’est un succès ! Son prochain titre, nous avons le plaisir de l’annoncer, paraitra cette année aux éditions Cérès, « Les modernités en islam ». Hamadi Redissi, est également et surtout un intellectuel engagé d’une manière active et presque quotidienne dans la défense des valeurs libérales et contre toute volonté de régression. Ci-après pour nos lecteurs, il fait une lecture critique de l’évolution du pays depuis la révolution à ce jour.
Quelles sont les erreurs commises depuis la révolution ?
D’abord l’idée qu’une révolution est nécessaire n’est pas toujours vraie. La révolution n’est pas indispensable. En ce sens que la démocratie peut être réalisée et a été réalisée dans plusieurs pays sans la révolution.
On aurait pu faire l’économie d’une révolution ?
Oui. Combien de pays dans le monde, près de 180, une cinquantaine de pays vivent dans un régime démocratique. Quelques-uns seulement sont passés par une révolution. La révolution survient quand il n’y a pas d’autre alternative. C’est un événement surprenant, problématique dans sa définition même. Peut-on fixer un chemin bien tracé pour une révolution pour pouvoir dire quelles sont les erreurs ? Moi je dirais, plutôt que parler d’erreurs, je parlerais d’équivoque.
Voulez-vous nous dire à quel niveau se situe l’équivoque ?
La révolution était grosse de plusieurs révolutions. Il y avait la révolution des jeunes, celle des chômeurs, la révolution de la campagne contre la ville, la révolution «des classes dangereuses» contre l’ordre établi. La révolution politique pour la démocratie. Plusieurs révolutions. La preuve, le conflit qui existe à ce jour entre la symbolique du 17 décembre et celle du 14 janvier. Ce n’est pas la même révolution. Le 17, ce n’est pas seulement parce qu’il s’agit de la ville de Sidi Bouzid, la campagne ou le monde rural contre les citadins. Mais tout simplement le 17 représente la révolution sociale soutenue par des zones sinistrées et de jeunes chômeurs diplômés. Celle du 14 est une révolution portée par les classes moyennes, les intellectuels, les classes urbaines pour la démocratie. C’est une révolution politique. Déjà il faudra compter deux révolutions. La troisième qui était en stand-by, «in potentia», comme on dit en latin, c’est la révolution religieuse qu’on verra apparaître après le 14. S’il y a des erreurs, celles-ci relèvent du malentendu sur les programmes respectifs des acteurs politiques.
C’est-à-dire ?
Il suffit de constater que ceux qui ont fait la révolution n’en ont pas profité et que les parvenus, ceux qui ont pris le train en marche, ont commencé à improviser un agenda politique, qui n’était pas dans l’ADN de cette révolution. D’où le grand problème du passage d’une révolution dont on a dit qu’elle était sans classes, sans leaders et même sans idées. Il n’y a pas de grands textes révolutionnaires qui l’ont préparée. Le passage donc s’est opéré d’une révolution à une autre qui voulait concilier entre islam et démocratie, pour ne pas dire entre islamisme et démocratie. Evidement, à partir de ce moment-là, le monde, les spectateurs qui sont, eux, les véritables juges pour décréter si c’est une révolution ou pas, ont décroché pour annoncer que c’est une affaire interne, tuniso-tunisienne, arabo-musulmane. Elle n’a plus de message universel à livrer.
Donc, dire que cette révolution est enseignée dans les universités est une erreur. Il n’y a aucun département ni en Tunisie ou dans le monde consacré à la révolution tunisienne, à ce que je sache. Ceux qui ont écrit sur la révolution, ce sont des experts. Elle n’a pas impressionné le monde. Au départ, oui, par la suite, non. C’est le jugement des spectateurs qui est déterminant pour juger si c’est un révolution universelle ou pas. C’est une révolution qui a été à l’intersection de toutes les revendications et le point de suture de toutes les blessures tunisiennes. A partir de là, il est devenu impossible de lui fixer un agenda. Les acteurs politiques tunisiens, au départ, ont voulu la contenir, mais c’était impossible ! C’est la raison pour laquelle je dis qu’on aurait pu faire l’économie d’une révolution. Mais il était clair qu’une fois déclenchée, il était difficile de l’aiguiller ou de l’orienter comme on peut le faire quand il s’agit des réformes. On peut maîtriser les réformes, pas une révolution.
La Constituante, finalement avec le recul, est-ce une bonne idée, une mauvaise idée, ou la question ne se pose même pas ?
On aurait pu également faire l’économie d’une Constituante. Les transitions démocratiques peuvent se faire par le haut ou par la négociation. Au contraire, les transitions qui sont à caractère révolutionnaire sont rares et non reproductibles dans le temps. J’ajoute qu’on aurait pu se contenter de réviser la Constitution. On aurait pu organiser des élections présidentielles. Oui c’était un scénario possible.
Quels sont les éléments qui vont contribuer à faire redresser la situation plus facilement en Tunisie ? Changer le mode électoral, réviser la Constitution ? Faire intervenir de hautes compétences économiques ?
Je pense que nous sommes à la croisée des chemins. Cette révolution n’a pas réalisé les objectifs de ceux qui l’ont faite. Ceux qui ont en profité, les parvenus postrévolutionnaires ne sont pas devenus des établis, n’ont pas fait système, ne se sont pas institués comme une classe dirigeante.
Si vous parlez d’Ennahdha, le parti gouverne depuis 2012 jusqu’à aujourd’hui, qu’en pensez-vous ?
Oui, mais c’est une classe non reconnue. Ces classes ont besoin de reconnaissance pour devenir établies. Il faut faire système, pouvoir se reproduire à l’intérieur de ce système et le diriger pleinement. Or, les dirigeants nahdhaouis sont constamment contestés et n’arrivent pas à faire souche. La preuve, le refus d’accorder la confiance au gouvernement Jemli. En dépit de toutes les «concessions idéologiques» qu’Ennahdha a faites, le parti politique est encore suspect.
Pour quelles raisons d’après vous ?
Pour de nombreuses raisons ; suspecté idéologiquement pour son corpus idéologique dont il ne s’est pas défait, pour sa ruse politique, ses manœuvres, pour le fait que le parti a repris les mêmes pratiques et le même comportement que les élites évincées en 2011. Voilà pourquoi Ennahdha cristallise aujourd’hui pratiquement toutes les haines.
Pourtant à chaque élection, il est classé ou le premier ou le deuxième. Comment l’expliquer ?
Le parti ne représente que 8% du corps électoral, soit environ 500 mille voix. Mais deux phénomènes importants ont eu lieu ; le déclin d’Ennahdha et la droitisation de l’opinion publique. Ce sont deux phénomènes distincts. Le coup de force du mouvement malgré son déclin est le fait que ses idées ont pu gagner, pour des raisons diverses, l’opinion publique qui s’est droitisée, devenue conservatrice ; ce qui a pesé lors des dernières élections. Ce sont deux phénomènes concomitants, déclin d’Ennahdha et montée d’une droite conservatrice représentée par des forces politiques et des leaders qui ont été largement plébiscités par le vote.
Ce à quoi nous assistons aujourd’hui est inédit de ce point de vue-là. Les idées de droite conservatrices et mêmes religieuses sont devenues dominantes et leurs valeurs sont devenues de référence. De l’autre côté, s’opère le déclin politique d’Ennahdha.
Nous remarquons également la montée d’un populisme identitaire, est-ce votre avis ?
Oui absolument. Il y a un populisme économique mais de gauche quasiment absent de la scène politique et l’émergence d’une droite non seulement conservatrice classique mais en même temps greffée sur le populisme qui a des caractéristiques universelles, mais en même temps particulières. Le populisme universel se traduit par le fait de transformer une partie du peuple en la totalité du peuple. Les populistes sont contre les élites. Ils sont contre les médias, mais les manipulent. Ils sont au pouvoir mais en même temps dans l’opposition. Ils développent un discours souverainiste.
Ils font des fake-news des vérités populaires, comme celles qui ont circulé «où est le pétrole ?», «où est le sel ?». Ils ont le même mode de fonctionnement. C’est cela aujourd’hui le véritable enjeu politique. La démocratie tunisienne, aussi jeune soit-elle, est vite tombée dans le populisme droitier, conservateur sur le plan des valeurs, démagogique, anti-européen, antioccidental, contre les idées, contres les libertés individuelles mais pour les libertés politiques.
Je reviens à la question, comment sauver la Tunisie, d’après vous ?
Il faut sauver l’Etat, sauver les institutions. Construire un discours rationnel, libéral, sécularisé. Ce discours est attractif et les forces qui le représentent sont capables de s’organiser en collectif. Ça c’est le grand enjeu. Je continue à croire que nous sommes plus nombreux, numériquement. Je continue à croire que socialement, nous sommes les élites capables de pourvoir à la fois à l’Etat et la société de compétences et de dirigeants, capables de diriger ce pays. Au niveau des valeurs, quoique non représentées politiquement avec force, nos idées sont dominantes.
Croyez-moi si elles n’étaient pas dominantes, nous autres, on nous aurait déjà, je ne dirais pas lynchés, je ne veux pas les accuser de couver un projet violent, mais ils nous auraient déjà écartés de la scène. Or, je pense que la scène électorale est une chose, la scène sociale en est une autre. Sur le plan de la société tunisienne, nous sommes plus nombreux, nos idées sont dominantes, et, socialement nous sommes les élites capables de gérer cet Etat et de lui faire éviter l’effondrement.
Il y a une dialectique historique à laquelle la Tunisie n’a pas échappé à l’instar du monde arabe, les dirigeants politiques progressistes, séculiers sont considérés comme corrompus. En face, les conservateurs et les islamo-conservateurs sont perçus comme plus propres, à tort ou à raison, mais ils sont réactionnaires, qu’en pensez-vous ?
D’abord, je confirme que c’est une question de perception. Ensuite, j’ai dit que nous sommes plus nombreux et nos valeurs et idées sont dominantes mais eux ont gagné la bataille. C’est différent. Nous avons perdu la bataille des valeurs et des idées. C’est la raison pour laquelle ils peuvent faire passer des fake-news pour des vérités.
Mais ce qu’on reproche à plusieurs dirigeants du camp progressiste, —les transactions illicites, les infractions fiscales et financières graves, le détournement de l’argent public— est une réalité. A cause de cela, le camp progressiste a perdu la bataille des idées, qu’en pensez-vous ?
Oui, c’est vrai et je ne compte pas les défendre. Politiquement, nous sommes mal représentés. C’est une vérité. Ceux qui nous représentent ont des ego surdimensionnés et sont dans une lutte fratricide, laquelle lutte a pour seul ressort la prévalence de leurs intérêts personnels et leur égoïsme. Nous avons un problème de représentation.
C’est évident. Ceux qui sont en face ont pu avec peu de moyens, avec quelques ficelles et les mêmes mensonges se faire passer pour transparents. Ils ne sont pas plus transparents que le camp moderniste. L’un des grands reproches qu’on fait aujourd’hui à Ennahdha, c’est que ses élites sont devenues corrompues et ont reproduit les réflexes de l’ancien régime.
Je continue à penser que si nous n’étions pas aussi nombreux et nos valeurs n’étaient pas aussi dominantes, si socialement nous ne représentions pas les forces motrices de ce pays, ils nous auraient humiliés et écrasés, beaucoup plus que nous ne le sommes aujourd’hui. Nous sommes rentrés dans une ère qu’on appelle l’ère de «post-truth», au-delà de la vérité. Certaines informations mensongères résistent à la preuve de leur non-véracité, leur inexactitude. Les populistes diffusent ces informations mensongères, ne savent même pas si nous avons du sel ou pas, ou bien la quantité dont nous disposons. Le discours alternatif des élites économiques n’a pas fonctionné, pourtant il existe.
On reproche souvent au débat politique en général d’être décevant, qu’en pensez-vous ?
Les médias sont en partie responsables. Je ne dirais pas tous les médias. Mais je vois que la politique politicienne monopolise les plateaux. Cela crève l’écran. Parfois, ils invitent des hommes politiques et les laissent dire des sottises. Les chroniqueurs ou les journalistes ne les reprennent pas. Quelqu’un qui vient prétendre avoir une solution pour le ministère de la Santé. Personne ne lui demande de détailler sa proposition, de présenter d’abord des chiffres ; combien de malades, combien de médecins, quel est le budget imparti au ministère, comment compte-t-il résoudre le problème.
Un autre préconise le protectionnisme. C’est absurde ! Pour mettre en œuvre cette politique économique, il faut en avoir les moyens. Qu’est-ce qu’on produit pour fermer nos marchés ? Nous avons vu ce genre de sottises débitées même lors des débats présidentiels. La manière avec laquelle les questions ont été posées, les réponses données, le débat était essentiellement théorique. Quelle était la feuille de route du gouvernement Jemli qui vient d’être écarté ? Une liste de programmes non réalisables, des idées générales et généreuses.
Pensez-vous qu’il soit nécessaire de réviser le mode électoral ?
Oui absolument, la Constitution et le mode électoral. Il faut choisir une bonne fois pour toutes, ou bien un système présidentiel ou un système parlementaire. On ne peut pas rester dans cette chose hybride. Personnellement, je préfère le système présidentiel. Dans un pays qui a besoin de mettre toutes les énergies en symbiose, un pays où l’administration a besoin d’être pilotée, le Président aura la légitimité populaire de constituer son gouvernement. Il sera responsable devant le parlement et respectueux de la légalité, dans un Etat de droit. Compte tenu des défis que nous affrontons, c’est important.
Maintenant, un véritable régime parlementaire est envisageable où une véritable majorité, au-delà de 50%, est en mesure de soutenir la politique du chef du gouvernement. Pour ce faire, il faut changer la constitution et le mode électoral. Je pense que c’est indispensable, si on veut que l’Etat tunisien ne s’affaiblisse pas davantage, si l’on veut engager les grandes réformes devenues aujourd’hui urgentes. Comment le faire en l’état ? Si pour chaque réforme, il faut engager des négociations interminables, fédérer les partis politiques, essayer de rapprocher les vues ? Il est indispensable de ne plus faire perdre de temps aux Tunisiens. Il faut engager des réformes sans négocier au-delà de ce qui est nécessaire avec les partenaires. Ce qu’on a pris l’habitude d’appeler le pacte national ou les chartes sont inutiles. Il est urgent de modifier la constitution. On était obsédé par la constitution. On la considérait comme la «meilleure», tout simplement parce que la Chariaa n’a pas été instituée comme norme fondamentale. On avait oublié alors que le système politique qu’elle mettait en place était un système pas seulement hybride, mais défectueux sur le plan de l’organisation des pouvoirs publics.
Pour le moment après le vote de défiance, selon la Constitution, c’est le Président de la République qui est appelé à choisir la personnalité la plus apte à former un gouvernement, que pensez-vous de cette tournure des événements ?
C’était inattendu. Quelle que soit la personne, nous sommes dans un système, nous venons d’en parler, où il appartient au parlement de lui accorder sa confiance. Donc, s’il fait la même erreur que le parti Ennahdha, c’est-à-dire, choisir une personne incapable de fédérer les compétences, non charismatique, qui n’a pas les moyens de gouverner, je pense que nous serons confrontés à la même impasse. J’espère que le prochain chef de gouvernement qui sera choisi saura élargir sa base politique pour obtenir la confiance du parlement. Sinon, aller vers le scénario d’élections anticipées dans les conditions régionales où nous sommes, c’est prendre de grands risques. Les institutions peuvent nous échapper. C’est dangereux !
Quelle position préconisez-vous face à la crise libyenne. Comment préserver les intérêts de la Tunisie ?
Je ne suis pas expert dans les questions géostratégiques. Mais je vois seulement que la politique tunisienne mise en place depuis l’indépendance par Bourguiba est une bonne politique. Préserver notre pays qui n’a pas les moyens d’intervenir dans des conflits internationaux.
Il faut également rester en dehors des axes pour préserver notre sécurité et notre indépendance. Je pense que depuis 2011, nous nous sommes écartés de cette politique avec le gouvernement de la Troïka et Marzouki. Béji a voulu renouer avec la ligne bourguibienne. Il avait réussi tant bien que mal. Pour le moment, nous nous écartons de nouveau de cette orientation. Nous avons changé de position à l’égard des grandes questions régionales, telle que la question libyenne sans avoir les moyens de défendre cette position. Visiblement, nous nous sommes alignés sur un camp, sans avoir les moyens de nous protéger si jamais ce camp-là perdait. Franchement, nous sommes dans une situation extrêmement difficile et j’ai bien peur que nous n’en payions le prix fort. Recentrer la diplomatie tunisienne devra être l’un des objectifs du nouveau gouvernement.