A 20 ans, il se retrouve au bagne de Borj Erroumi. Sadok Ben Mhenni raconte avec violence et légèreté la condition humaine dans les pires prisons du pays.
« Le voleur de tomates, où la prison a augmenté mon âge », de Sadok Ben Mhenni (130 pages, Cérès Editions, décembre 2017), écrit en langue arabe, fait partie de ces livres classés dans la « littérature de prison », que certains casent plutôt dans un esprit antithétique en tant que « littérature de la liberté ». Des livres rédigés par d’anciens détenus politiques ont commencé à paraître avant la Révolution, dont « Cristal » de Gilbert Naccache, « Supplice tunisien », d’Ahmed Mannai et « La Gamelle et le couffin » de Fethi Ben Haj Yahia. Mais c’est après le 14-Janvier 2011 que le rythme et la cadence de ce genre d’ouvrages se sont accélérés et ont couvert toutes les familles politiques opposées à Bourguiba puis à Ben Ali. Posture politique ? Tentative de dévoiler une vérité confinée dans la mémoire d’un groupe ? Témoignage contre l’oubli ? Thérapie personnelle d’un trauma profond ? Cette littérature de la liberté représente tout cela à la fois et plus encore selon les individus.
Poète et traducteur très proche du monde de l’édition, militant des droits humains, père de Lina, l’icône de la Révolution, on s’attendait depuis longtemps à ce témoignage de Sadok Ben Mhenni, d’autant plus que beaucoup de ses compagnons de prison ont présenté leurs expériences, soit sous forme de bouquins ou de documentaires et de films de fiction. Ses compagnons de lutte en ces années 70 se recrutent parmi les Perspectivistes. Un groupe de jeunes étudiants et intellectuels d’extrême gauche, qui ont revendiqué que Bourguiba leur cède plus de droits pour s’organiser, s’exprimer et participer à l’édification du pays. Mais Bourguiba prend le mouvement comme un défi érigé contre lui et le réprime brutalement. Il a à peine 20 ans, lorsqu’à la moitié des années 70 le jeune Sadok, après avoir connu une phase de clandestinité et subi des actes de torture durant plusieurs jours puis un procès inéquitable à travers un tribunal d’exception, est incarcéré. Le tour des prisons commença alors : celle du 9- Avril au début, puis celle du Kef, de Kasserine et, enfin, de Borj Erroumi. Là, il retrouvera les anciens de Perspectives, les pionniers du mouvement, Noureddine Ben Kheder, Mohamed Salah Fliss, Ahmed Ben Othmane Raddaoui et les leaders Gilbert Naccache, Rachid Bellalouna…Après plusieurs grèves de la faim, ils emportent, de haute lutte, le droit de se grouper ensemble dans un même espace.
Les mots de Sadok Ben Mhenni sont violents, graves et parfois révoltés pour décrire la vie en détention et les sentiments qui l’accompagnent. Mais ce n’est pas de détenus ordinaires que le sujet du livre explore. Ceux qui, pendant des années, ont partagé leur quotidien sur les hauteurs de cette prison suspendue entre ciel et terre qu’est le bagne de Borj Erroumi sont des hommes férus d’idées révolutionnaires, de pensées marxiste-léninistes et parfois maoïstes, certains ont étudié en France et côtoyé la crème des intellectuels de l’époque. Ils vont se livrer en prison à des débats, des cercles de réflexion, des joutes oratoires et même à des formations inculquées par les experts dans des univers précis, le cinéma, l’urbanisme, l’anglais, la poésie au reste du groupe.
« A Borj Erroumi, je me suis plongé dans la lecture. J’ai commencé à lire tout, toutes les connaissances m’attiraient : philosophie, sociologie, histoire, politique, civilisation, urbanisme, droit, psychologie, le roman, les biographies, les récits de voyage et la médecine simplifiée. J’ai penché petit à petit vers tout ce qui contenait inquiétude et questionnement, rejetant tous crédos et certitudes », écrit Sadok Ben Mhenni dans « Le voleur de tomates ».
La prison sera aussi le théâtre des divisions, dissensions et révisions que feront les membres du mouvement par rapport à leurs convictions « révolutionnaires » premières, relativisant des dogmes et requestionnant une vision romantique de la vie et des relations sociales.
Malgré la gravité du propos, l’humour, la légèreté et les anecdotes ne manquent pas dans ce récit où l’auteur passe du « je », au « tu » et au « nous », selon un équilibre et un jeu entre subjectivité et distance.
« C’est en prison que j’ai mieux connu mon pays », notera l’auteur pour expliquer ce microcosme qu’est l’espace carcéral avec la diversité de ses prisonniers de droit commun qu’il a pu côtoyer. Parmi les histoires que raconte Sadok Ben Mhenni, celle d’un vieil homme condamné à perpétuité avec lequel le jeune perspectiviste se lie d’amitié. « Et dont la seule angoisse était celle de se retrouver un jour à la faveur d’une amnistie en liberté ». Le vieil homme lui confie un jour son envie de croquer quelques tomates fraîches tant qu’il le peut encore. « J’ai alors piqué des tomates de notre réserve et les lui ai offertes. Submergé par la joie, il m’est apparu tel un enfant et m’a annoncé : « Je serai désormais votre serviteur » et lorsque j’ai décliné son offre, il se mit à pleurer… .
Voilà donc expliqué le sens du titre de ce digne et émouvant ouvrage de Sadok Ben Mhenni, dont le récit reflète à la fois une résilience de l’auteur, mais également une colère contenue contre l’inhumain décrété contre l’humain.