Propos recueillis par Imen Gharb
Cette consultante en agriculture comparée et développement agricole remet en cause, dans une interview accordée à l’agence TAP, la quête démesurée vers l’exportation des produits agricoles et recommande de recentrer la production nationale sur les produits d’ordre stratégique, tout en reconsidérant la ressource eau.
Pensez-vous que la crise du Covid-19 doit pousser la Tunisie à revoir sa vision de la sécurité alimentaire ?
Il est indéniable que la question de la sécurité alimentaire est ramenée sur le devant de la scène suite à cette crise. En Tunisie, la question de la sécurité alimentaire a toujours été victime de la dualité entre agriculture familiale et agriculture capitalistique, assurément héritée de l’époque coloniale et qui se traduit par une volonté inébranlable de vouloir, à tout prix, augmenter les exportations de produits agricoles. Bien qu’à ce jour aucune analyse sérieuse «bénéfices-coûts» n’ait été réalisée pour savoir quelle valeur totale en devises rapporte l’exportation des produits agricoles à la collectivité par rapport à la valeur des ressources intérieures utilisées, notamment l’eau. Il est très important, dans un contexte de changement climatique, de déficit hydrique et de dysfonctionnement de périmètres irrigués publics, supposés assurer l’approvisionnement régulier du marché en fruits et légumes et contribuer à stabiliser notre cheptel grâce à la production régulière de fourrages, d’adopter l’utilisation la plus efficiente de cette ressource rare. Nous n’avons jamais réfléchi à un scénario alternatif d’une baisse d’exportation et de repli sur le marché national. Les exportations rapportent certes des devises, mais qui sont utilisées pour importer des produits alimentaires de première nécessité, dont le volume ne cesse d’augmenter, mettant le pays dans une situation de dépendance. Cette question se pose avec encore plus d’acuité, dans le cadre de la situation mondiale actuelle, dans laquelle les échanges entre pays sont quasiment suspendus, où la compétition pour les biens de première nécessité devient féroce, donnant de fait la suprématie aux pays disposant d’un volume de liquidités substantiel.
Quelle stratégie proposez-vous pour une meilleure sécurité alimentaire ?
La question de la sécurité alimentaire se pose de manière différenciée selon le milieu dans lequel on évolue, rural ou urbain. Dans beaucoup de pays, dont la Tunisie, un mouvement inverse de «migration « des habitants des grandes villes vers leurs régions d’origine a été amorcé avec la crise du Covid-19. Ces migrants avaient opté pour l’exode rural, il y a 10 ou 20 ans, alimentant des poches de précarité et d’exclusion, à la lisière des grandes villes. Ces migrations inverses sont autant d’opportunités pour le développement des zones de l’intérieur et la redynamisation de l’économie locale, à condition de mettre à la disposition de ces « migrants « des instruments de financement qui leur permettront de redémarrer leur activité agricole. De ce fait, la production agricole pourra repartir, et le surplus de production pourra contribuer à améliorer la sécurité alimentaire des ménages en milieu rural, mais aussi un écoulement de la production dans les localités voisines. Parallèlement, l’approvisionnement en produits alimentaires des grandes villes reste un défi auquel il faudra faire face, surtout avec l’envolée des prix du riz et du blé sur le marché mondial du fait de la crise. Des pays, comme le Vietnam, disposant d’un surplus de production, commencent déjà à poser des restrictions sur leurs exportations. L’Etat, par le biais des prix administrés et le monopole de l’importation, en l’occurrence celle des céréales, veille à l’approvisionnement régulier des grands conglomérats urbains en produits alimentaires de première nécessité. Pour un approvisionnement plus efficace, il faudra mettre en place des stocks stratégiques de produits alimentaires de base (céréales principalement), couvrant les besoins sur une période de 2 à 3 ans et alimentés par les importations (quand cela est possible) mais également par les excédents de production, quand les campagnes agricoles sont bonnes (comme c’était le cas l’année dernière). A ce titre, les défaillances de stockage des surplus de production constatées lors de la dernière campagne et les pertes qui en ont découlé doivent être évitées dans le futur. Ces stocks stratégiques serviront à réguler les fluctuations de la production nationale, notamment celle du blé dur, et à amortir les chocs en situation de crise qui s’expriment par des augmentations des prix internationaux ou par des difficultés d’approvisionnement. Par ailleurs, il apparaît que les cycles de production des céréales suivent un rythme de 5 à 6 ans (FAO, 2018), la production oscille avec une amplitude maîtrisée durant 6 ans, puis qui diminue de manière drastique. Une meilleure connaissance de ces cycles devrait permettre de planifier la production, la collecte et de dimensionner les systèmes de stockage. Deuxièmement, en ces temps de crise, les circuits de collecte devraient être davantage réglementés et la collaboration renforcée entre les Smsa (les sociétés mutuelles de services agricoles) et l’Office des céréales, étant donné que 50% de la production est collectée dans des circuits informels (FAO, 2018). Troisièmement, il est nécessaire de réorienter l’utilisation de l’eau dans les périmètres irrigués publics vers la production de céréales, et notamment le blé dur et les fourrages. Il est aussi nécessaire d’intensifier les systèmes de production agricole, en optant pour une meilleure intégration entre l’agriculture et l’élevage dans les exploitations familiales. Cela impactera positivement le niveau de fertilité des sols et partant les niveaux de rendement, ce qui contribuera à diminuer les importations de blé dur et équilibrer la balance commerciale. Il est aussi temps de valoriser les résultats de la recherche sur les variétés de blé dur mais aussi de conduire des travaux de terrain pour identifier les techniques et pratiques paysannes les plus rentables. Quatrièmement, l’investissement au niveau des petites exploitations agricoles devra conduire à consacrer une plus grande part de la production à l’autoconsommation dans le but d’assurer leur propre sécurité alimentaire et de renforcer leur résilience. Il est effarant de constater que dans les exploitations agricoles, les familles s’approvisionnent en pain auprès des épiciers sans avoir de stock de semoule de réserve alors qu’il y a encore 15 ou 20 ans, chaque famille disposait de semoule en quantité suffisante pour fabriquer, d’une année à l’autre, son propre pain. Il y aura certainement aussi nécessité de mener des campagnes de sensibilisation de masse, pour désamorcer le consumérisme exagéré et revenir à un modèle de consommation plus centré sur les besoins de base. Cinquièmement, toute stratégie d’amélioration de la sécurité alimentaire ne pourra réussir que si des produits financiers adaptés aux différents segments des chaînes de valeur sont disponibles et accessibles. Ces produits financiers permettront de structurer et rendre durables les chaînes de valeur à condition que les conditions d’accès au financement ne soient pas contraignantes, notamment pour des catégories vulnérables telles que les femmes et les jeunes qui ne disposent pas de garanties. Le financement du monde rural devra être accompagné de la structuration accrue d’organisations de producteurs proposant des services aux agriculteurs comme la possibilité de stocker leur production, de disposer de crédits pour les intrants ou même de vendre leur production à la récolte et de récupérer des ristournes dans le cas où l’organisation arriverait à vendre, un peu plus tard, la production à un prix plus élevé. Sixièmement, il est nécessaire de relever le prix à la production des produits agricoles stratégiques (notamment des céréales). La même étude de la FAO démontre que l’augmentation des prix des céréales à la production à partir de 2002 a amorcé une augmentation de rendement de 20 à 25%. Certes, toute augmentation des prix à la production sera problématique pour les finances publiques car l’Etat subventionne aussi les prix à la production, mais des arbitrages pourront être trouvés entre les secteurs.
Quels rapports doivent exister entre sécurité alimentaire et agriculture?
Le secteur agricole est encore peu étudié en Tunisie. Il est rarement considéré comme secteur prioritaire, ce qui revient à reléguer au second plan la question de la sécurité alimentaire, pourtant essentielle. La dévalorisation du monde rural, amorcée depuis longtemps, et la non- reconnaissance du service fourni par les producteurs à la société, le manque de professionnalisation du métier d’agriculteur, l’absence de mécanismes pour financer les investissements dans les différentes régions ainsi que le manque de clarté dans les priorités n’aident pas à sécuriser la production agricole et poussent les producteurs vers la faillite et à l’exode rural. Pour redresser ce secteur, les futures stratégies doivent être axées sur la gestion de l’eau dont le déficit pose problème. Trois questions devraient être au cœur des réflexions sur ces stratégies. D’abord, devons nous continuer à produire des produits d’exportation avec nos ressources limitées en eau ou utiliser ces ressources pour produire des céréales et des fourrages, y compris dans les périmètres irrigués publics, afin d’augmenter la production, stabiliser la taille de notre cheptel (lait et viande) et limiter les importations de produits alimentaires de base. Deuxièmement, l’eau étant une ressource rare, nous devons privilégier des investissements de grande dimension comme la réhabilitation des périmètres publics difficilement gérables par la collectivité, ou orienter les investissements vers le développement de l’irrigation de petite taille au niveau des privés, tout en mettant en place un système de suivi strict de l’utilisation de la ressource. Troisièmement, nous devrons privilégier la production des produits de première nécessité (céréales, viande, lait) dans des bassins de production dans lesquels les conditions édaphiques et climatiques sont les plus favorables.