Jean Giono brouille complètement les règles de la narration, du dialogue, mélange les différents registres de langue, alterne entre le présent et le passé et laisse son lecteur dans le flou total ! «Les Ames fortes», un roman de plus de trois cents pages, raconte toute une vie «ambiguë» de l’une de ses protagonistes en une seule nuit ! Sa thématique principale tourne autour du mal et du bien dans une description qui met à nu la complexité de la nature humaine, l’opacité de l’âme humaine…
«Les Ames fortes», l’ouvrage de Giono paru pendant la première moitié du XXe siècle, en 1950 (après la fin de la Seconde Guerre mondiale), et qui a été adapté au cinéma en 2001, se veut comme une réflexion sur la condition humaine, sur la vie, la mort, le mal à travers le dialogue entre deux femmes, l’acte de la parole et l’échange verbal. En effet, l’histoire se déroule lors d’une nuit hivernale, au cours d’une veillée funèbre… D’emblée, l’écrivain nous plonge dans cet univers sombre, où deux femmes, se remémorant leur jeunesse, remontent dans le temps pour nous raconter la vie absurde de l’une d’entre elles, à savoir Thérese et ses relations avec le couple Numance.
Une vie et une œuvre ambiguës
Etrange roman ! Les deux protagonistes nous donnent chacune d’entre elles sa version du même évènement, qui s’avère contradictoire, reflétant ainsi la multiplicité des points de vue d’un même fait, poussant de la sorte le lecteur à réfléchir sur la question de relativité et la vérité absolue, car, en parcourant les lignes de l’œuvre et en suivant le discours rapporté ou l’histoire narrée de Thérèse, aucun parmi nous ne peut vraiment connaître la vérité de cette femme ! Giono joue avec les mots, ses personnages et entraîne son lecteur dans cette histoire ambiguë et absurde qui se traduit même à travers un style d’écriture particulier : celui qui lit le texte des âmes fortes, à un certain moment de la narration, n’arrive pas à distinguer qui parle ! L’auteur ne confère pas à son deuxième protagoniste un nom, ce dernier reste anonyme et n’avertit pas son lecteur sur l’identité de cette deuxième femme, quand elle prend la parole et quand elle cède la parole à Thérèse. L’auteur s’amuse à alterner entre les répliques de ses protagonistes, à donner, par les voix de ces femmes, des versions différentes à chaque fois d’une même thématique, qu’il s’agisse de la vie, de l’amour ou de la mort. Portée par l’aventure de l’écriture, Giono entraîne son lecteur dans son jeu.
Le dilemme du mal et du bien
En effet, l’histoire de «Les Âmes fortes», qui s’inscrit bel et bien dans la lignée des romans de l’après-guerre et notamment le courant littéraire, le nouveau-roman, se résume ainsi. Thérèse, protagoniste principale, raconte sa vie ambiguë… Cette dernière remonte dans le temps et raconte sa fuite à l’âge de 22 ans, avec son fiancé, pour s’installer à Chatillon, où elle a rencontré une femme d’une générosité qui semble débordante, madame Numance. Un lien fort de fascination s’est tissé entre ces deux femmes, ces deux «âmes fortes» dont l’excès et la démesure sont les traits principaux de leur caractère. Entre-temps, Friman, le mari de Thérèse, va escroquer le couple Numance. Après la mort de M.Numance et la disparition de sa femme, Thérèse avoue finalement que c’est elle qui a tout arrangé pour détruire le couple Numance et se montre ainsi comme une âme forte, car, cupide, elle se nourrit de la vie d’autrui et incarne le mal contrairement à madame Numance qui incarne le bien (générosité démesurée) Ce duo, en fait, reflète la complexité de l’être humain, la diversité, la complémentarité des deux formes qui constituent tout un chacun de nous, à savoir le «mal» et le «bien» et le rapport entre ces deux notions, qui se traduit notamment dans la relation et le rapport de force entre ces deux femmes ou, comme les appelle l’auteur, ces deux «âmes fortes».
Par l’utilisation d’un registre de langue familier, dans certains passages, en donnant la parole et la voix à des femmes qui se racontent durant toute une nuit, il démontre la nature humaine obscure de l’être humain, le tragique de la condition humaine, tout en essayant de l’atténuer en usant un style d’écriture simple, ironique parfois, et ce, à travers les voix et le «bavardage» de vieilles femmes tout au long d’une longue soirée nocturne.