En marge d’une conférence en ligne qui a été organisée par l’Observatoire tunisien de l’eau (OTE) sur le thème : «Quelles stratégies et approches pour promouvoir une agriculture résiliente et durable et une souveraineté alimentaire dans le contexte post-Covid-19 ?», nous nous sommes entretenus avec M. Habib Ayeb, un géographe, professeur émérite à l’Université Paris 8 à Saint-Denis. Ses travaux et publications de recherche portent essentiellement sur les questions rurales, agraires, paysannes, alimentaires et écologiques avec la dimension sociale comme fil de réflexion et d’analyse qui permet de comparer des situations aussi diverses que variées. M.Ayeb est un membre fondateur de l’Observatoire de la Souveraineté Alimentaire et de l’Environnement (OSAE). Sa mission est de produire des connaissances à travers des projets de recherches «académiques» sur les questions en relation avec la souveraineté alimentaire, l’environnement, le climat, la justice sociale et écologique. Entretien.
Quelle relation existe-t-il entre les changements climatiques et la pandémie mondiale Covid-19 ?
Le changement climatique est le produit direct de nos politiques économiques néolibérales en général.Nous savons que le secteur agricole participe à hauteur de 22% de la production globale de dioxyde de carbone, responsable du réchauffement du climat. Certes, la contribution de la Tunisie au réchauffement climatique reste incomparable avec celles des pays industrialisés, mais le dérèglement climatique se produit à une échelle globale et n’intègre pas la part de responsabilité de tel ou tel pays. Il en est de même avec d’autres phénomènes de destruction de la nature et de la vie qui «frappent» indistinctement dans toutes les régions du monde.
De la même manière, le Covid-19, qui a été repéré la première fois en Chine, en décembre 2019, a atteint toutes les régions du monde en un temps record, à peine quelques semaines, avec plus de 8 millions de personnes infectées et 300.000 morts. Jamais, dans l’histoire connue, une pandémie n’a touché aussi rapidement la totalité de la planète.
Beaucoup de biologistes, dont Rob Wallace et d’autres, ont démontré que la déforestation intensive que nécessitent l’élevage intensif, l’extension des monocultures industrielles (exemple le maïs qui sert à produire de l’éthanol ou le «pétrole vert», l’huile de palme) et le développement des industries du bois, a atteint des zones jusque-là totalement inaccessibles au cœur des grandes forêts.
Ces pratiques productivistes ont ainsi libéré de multiples germes inconnus, dont des virus, et facilité leur déplacement à travers le monde en profitant de la mobilité humaine et animale permises par divers moyens de transports, de plus en plus rapides.
Pour résumer, il s’agit d’un processus complexe, induit par le système économique capitaliste, avec, en particulier, l’agriculture capitaliste, qui se traduit, notamment, par le réchauffement accéléré du climat, la destruction massive de la biodiversité animale et végétale et, l’apparition de nouveaux virus soit par «naissance» ou mutation soit par «déconfinement» forcée de leur zones ou foyers «naturels».
Ainsi, la pandémie Covid-19 laisse voir clairement les liens étroits entre les modèles agricoles intensifs, la déforestation, la destruction de l’environnement et de la biodiversité, les changements climatiques et l’apparition des virus. C’est un enchaînement de causes à effets qui se reproduit automatiquement tant que l’agriculture restera productiviste et capitaliste. La disparition massive des abeilles, essentiellement causée par l’usage des pesticides, ouvre la voie à l’apparition de virus nouveaux ou jusque-là inconnus parce que naturellement «confinés» dans des forêts isolées et inaccessibles, mais «déconfinés» ou libérés par la déforestation. Le choix est donc entre deux seules alternatives possibles : primo il s’agit de continuer à entretenir et à renforcer les politiques agricoles intensives et donc à exposer l’ensemble de l’humanité, à commencer par les plus fragiles, vulnérables et démunis, à des risques extrêmement graves, à la fois, sur la santé individuelle et collective et sur les libertés individuelles et collectives, aussi.
Secondo, il s’agit de changer radicalement de politique agricole et alimentaire en la réorientant vers un équilibre indispensable entre nourrir les humains, protéger la biodiversité et le climat et respecter les droits des générations futures à un environnement sain et vivable.
Une agriculture qui sort de la logique du profit et de l’insécurité alimentaire pour une alimentation respectueuse de la santé, de la vie et de la justice. Une agriculture paysanne et vivrière sanctuarisée et débarrassée des investissements spéculatifs et de toutes activités extractivistes, au cœur des politiques et des stratégies.
Quels sont les problèmes rencontrés par les paysans et les paysannes aux revenus limités ?
Les paysans et les paysannes ont particulièrement souffert des effets de la pandémie et du confinement. Tout d’abord, il faut rappeler que la plus grande partie (environ 70%) des revenus des paysans viennent de l’extérieur de leurs exploitations à cause de leur accès limité aux ressources naturelles, dont l’eau et la terre, mais aussi aux ressources matérielles, dont les crédits et les assurances, qui ne permettent pas d’assurer un revenu couvrant l’ensemble des besoins de base des familles.
La féminisation massive du travail agricole à l’extérieur des exploitations est une conséquence de la compétition sur les ressources entre l’agriculture paysanne et l’agrobusiness. Elle est surtout la preuve de l’appauvrissement généralisé de la paysannerie. En situation de pandémie et de confinement, plusieurs centaines de familles se sont trouvées sans revenu et sans ressource et fortement exposées aux risques de sous-nutrition ou de malnutrition. Leurs seules alternatives étaient soit de braver les ordres de confinement, quitte à s’exposer à des sanctions plus ou moins lourdes ; soit de respecter les ordres de confinement et s’exposer à l’insécurité alimentaire. D’autres franges démunies de la société se sont trouvées dans des situations similaires. Les quasi-émeutes pour la farine ou la semoule (smid) en plein confinement n’étaient que la traduction de l’impossibilité de choisir entre courir le risque d’attraper le virus et celui d’avoir faim.
Une situation dramatique que beaucoup d’urbains, plus ou moins aisés, n’arrivaient pas à saisir. Par ailleurs, pendant le confinement, plusieurs paysans n’ont pas pu faire leurs récoltes et surtout de nombreux autres n’ont pas pu acheter les semences ou les plants qu’ils avaient l’habitude de semer ou replanter entre mars, avril et mai. C’est notamment le cas des tomates, concombres et autres cucurbitacées… Cela veut dire que les effets économiques indirects de la pandémie vont s’étendre jusqu’à la fin de l’été et certainement au-delà.
De ce fait, si pour certains, le déconfinement ne signifie que la fin du confinement «physique», pour d’autres le déconfinement n’est qu’une étape de la crise qu’ils seront obligés d’affronter les poches et les mains vides. Evidemment je ne parle même pas de la situation d’inégalité dans laquelle les paysans se trouvent face à la maladie puisque la campagne tunisienne correspond à un véritable désert médical où il est très difficile de trouver une structure médicale à des distances convenables et en mesure de prendre en charge rapidement des malades en situation d’urgence.
Quel est le rapport entre les modèles agricoles intensifs et les régimes alimentaires dominants ?
Les politiques agricoles actuelles sont, à quelques détails près, identiques à celles introduites par la puissance coloniale dès le début de l’occupation. Basées sur le principe des «avantages comparatifs», qui date du début du XIXe siècle, ces politiques agricoles intègrent deux axes fondamentaux : l’export des produits que les conditions climatiques et géographiques, tels que l’abondance du soleil, les ressources hydriques…, mais aussi salariales (bas salaires, droit du travail, sécurité sociale…) permettent d’obtenir en volumes suffisants et à bas coûts ; et l’importation des produits, tels que les céréales, que d’autres pays produisent en volume plus important. En gros, on exporte les desserts et les entrées, avec l’huile d’olive, et on importe le plat principal, alors que nous pourrions aisément produire assez de céréales pour couvrir la totalité de nos besoins, pourvu que l’on adopte des politiques agricoles tournées vers le marché national et local, nous importons la moitié de nos besoins en céréales.
Incontestablement, la Tunisie ne connaît pas de problème de sécurité alimentaire dans le sens de pénuries prolongées de produits alimentaires. Grâce à sa position stratégique sur la rive Sud de la Méditerranée, qui lui permet d’être en permanence sous la «surveillance» rapprochée de plusieurs autres pays dont la France et les autres pays européens qui savent que des troubles politiques provoqués par une situation d’insécurité alimentaire grave en Tunisie peuvent se répercuter sur les pays du Nord par des vagues migratoires et la violence politique qui ne manqueraient pas de les atteindre d’une manière ou d’une autre. Il s’agit d’une sécurité alimentaire de court terme qui ne nous protège nullement contre les soubresauts du marché alimentaire mondial ni contre les conséquences d’une éventuelle crise géopolitique, militaire ou sanitaire régionale ou mondiale. Rappelons, par ailleurs, que les embargos décidés par les puissances mondiales contre leurs ex-alliés Saddam Houssein, en Irak, et Kheddafi, en Libye voisine, montrent clairement que nos amis «protecteurs» d’aujourd’hui pourraient se transformer en ennemis féroces capables de nous imposer de telles sanctions inhumaines si, pour une raison ou une autre, l’Etat tunisien faisait de nouveaux choix politiques qui ne leur conviennent plus.
Enfin, non seulement les politiques agricoles intensives, dites de sécurité alimentaire, orientées vers l’export ne sont pas de nature à garantir une sécurité alimentaire durable et indépendante des mouvements du marché alimentaire mondial et des crises géopolitiques régionales ou mondiales mais elles participent, par ailleurs, fortement à la dégradation de l’environnement, des ressources naturelles et de la biodiversité et aux processus d’appauvrissement généralisés de la paysannerie.
A un niveau politique, un pays agricole qui importe l’essentiel de son alimentation est un pays politiquement dépendant et totalement dépourvu d’une quelconque souveraineté politique ou économique. C’est un pays qui ne peut choisir ni ses partenaires, ni son modèle d’alimentation et encore moins décider de ses propres choix de politique agricole et, plus largement, son économie. C’est un pays privé de dignité. Il est urgent de changer radicalement de politiques agricoles pour plus de liberté, de sécurité, d’indépendance, de souveraineté et de dignité. Le Covid-19 devrait nous forcer à prendre cette direction.
Comment respecter le droit des générations futures à un environnement sain et vivable ?
C’est un changement radical des mentalités des producteurs, des décideurs et des consommateurs qu’il faudrait impulser pour tenter de protéger les droits des générations futures. Nous avons cette prétention criminelle de penser pouvoir vivre contre la nature qui aurait vocation à se soumettre à notre «intelligence» et à nos fantasmes illimités de domination. Nous nous comportons comme si nous étions totalement invulnérables et dotés d’une force surnaturelle. Nous surexploitons les ressources naturelles, détruisons la biodiversité et l’environnement, provoquons le réchauffement climatique, consommons jusqu’à l’obésité physique et mentale, amassons des fortunes inimaginables et méprisons les plus faibles et fragiles d’entre nous, sans penser qu’un «simple» tremblement de terre peut raser un pays entier en moins d’une fraction de seconde… Notre égoïsme individuel et collectif donne plus de droit au capital qu’aux générations futures. Nous nourrissons volontairement le capitalisme plutôt que les centaines de millions de personnes qui souffrent de la pauvreté, de la marginalité, de la sous-nutrition, des maladies et de la stigmatisation… Il a fallu qu’un virus traverse la planète comme une tempête pandémique, touche des millions de personnes et en emporte quelques centaines de milliers dans le monde pour nous rappeler l’énormité de nos faiblesses et l’insignifiance de nos prétentions et fantasmes de superpuissance. Est-ce que cette pandémie dramatique réveillera assez de consciences pour qu’émerge, enfin, une nouvelle perception plus modeste et réaliste et surtout plus consciente de nos fragilités collectives et de notre «petitesse» face à la grandeur de la nature ? Je l’espère avec l’optimisme de la passion et de l’engagement et le pessimisme de la raison.
Dans tous les cas, il me semble que la seule manière de protéger les droits essentiels des générations futures est de mettre fin au système capitaliste qui se nourrit de la misère des hommes et des femmes et de la destruction du vivant et de la nature. La sanctuarisation de l’agriculture et de l’alimentation contre toutes les formes d’accaparement, d’accumulation, de domination et de destruction massive de la biodiversité et de la vie, est une première étape indispensable et vitale pour la construction d’un monde nouveau plus respectueux des droits des générations actuelles et futures.
A l’échelle de notre pays, les alternatives qui s’offrent aujourd’hui sont de protéger les générations futures, demain, car elles sont très limitées. Nous avons le choix entre : poursuivre les politiques actuelles qui renforcent notre dépendance envers l’extérieur, appauvrissent notre paysannerie, détruisent nos ressources naturelles et notre environnement, participent au réchauffement climatique global et ignorent les droits de nos enfants et petits-enfants ou adopter une nouvelle politique plus juste, plus écologique, plus respectueuse de la vie et plus souveraine, donc plus libre. C’est la seule manière pour protéger le pays et le monde contre la dépendance, les pandémies et la destruction de l’environnement et de la biodiversité.