Plus par les propos que par des initiatives législatives, la position de Kaïs Saïed sur les libertés individuelles et les droits des femmes le long de cette première année d’investiture n’augure aucun développement favorable à ces deux pans des droits humains. D’où les inquiétudes exprimées par le juriste et militant des droits et libertés individuels, Wahid Ferchichi
Dans son rapport 2019 relatif aux violations des libertés individuelles, publié en avril 2020, le Collectif civil pour les libertés individuelles avait alerté quant à une scène politique issue des campagnes présidentielle et législatives de l’automne 2019 dominées par les populistes. Adossée à un mur de conservatisme, ce nouveau personnel politique ne porte pas le développement des libertés individuelles ni dans son cœur, ni dans ses projets, ni dans ses plans d’action.
Dans ce même rapport, les auteurs sont revenus sur la campagne électorale de Kaïs Saïed et sur sa devise-slogan : «Achaâb yourid» (le peuple veut). Décryptant le «label» de Saied, ils déduisent que le candidat ayant remporté le scrutin du 23 octobre 2019 considère le peuple comme UN. Par conséquent, de son point de vue, aucune importance n’est accordée aux libertés individuelles, aux singularités personnelles, aux particularités religieuses et du genre, qui traversent la société tunisienne et s’y expriment, notamment depuis l’avènement de la révolution.
«A fortiori, c’est la volonté du peuple qui absorbe la volonté de l’individu, son autonomie personnelle et l’exercice des libertés individuelles reste tributaire de la volonté collective. En d’autres termes, l’individu est réduit au néant, il ne se définit que par rapport à son appartenance au groupe, d’où le danger pour les libertés individuelles suite à l’arrivée au pouvoir de M. Kaïs Saïd qui n’a pas caché son opposition à ces libertés en se déclarant contre l’égalité dans l’héritage, contre l’abolition de la peine capitale et contre la dépénalisation de l’homosexualité», cite l’étude du Collectif civil pour les libertés individuelles.
Retour à la charia
Une année après son investiture, le bilan que dresse Wahid Ferchichi, juriste, professeur de Droit public et militant des droits individuels, n’est pas loin de la situation analysée par le rapport du Ccli, dont son organisation, l’Association des droits et libertés individuels (Adli), fait partie. Son discours sur ce sujet est, en plus, imprégné de beaucoup d’inquiétudes.
Partant du principe que les droits de l’Homme sont indissociables et indivisibles, Wahid Ferchihi considère que les droits économiques et sociaux sont intimement enchevêtrés aux droits et libertés individuels. D’emblée, il fait remarquer que le Président de la République, dont l’élection a suscité beaucoup d’espoir chez les Tunisiens, n’a jusqu’ici proposé aucune initiative législative en faveur des jeunes ou des diplômés chômeurs qu’il a pourtant reçus au palais de Carthage, très tôt après son accès à la magistrature suprême.
«Juriste qu’il est, le Chef de l’Etat est probablement conscient que nous vivons dans un pays connu, suivant le modèle français, pour sa tradition de codification : quand on veut changer quelque chose, on adopte une loi».
Wahid Ferchichi va plus loin, à défaut de renforcer l’édifice des droits et libertés, «Kaïs Saïed a semé l’ambiguïté et le flou dans ce domaine. Il exprime également un discours de régression par rapport à des acquis et principes notamment constitutionnels. Pourtant, lui le garant de ce texte sait pertinemment que l’article 49 de la Constitution décrète qu’: «aucune révision ne peut porter atteinte aux acquis en matière de droits de l’Homme et de libertés garantis par la présente Constitution».
Le juriste cite deux exemples pour argumenter son point de vue. Ainsi la Tunisie a décidé d’appliquer un moratoire sur la peine de mort depuis 1991. La Tunisie n’a donc procédé à aucune exécution depuis 29 ans. Pour Wahid Ferchichi, les Etats qui évoluent dans le sens de notre pays finissent par abolir la peine capitale, tout comme l’ont fait récemment des pays arabes comme la Palestine ou islamiques, tel Djibouti.
Avec l’avènement de la révolution, la Tunisie avait donné quelques espoirs aux militants contre la peine de mort, d’autant plus qu’un Président de la République abolitionniste, Moncef Marzouki, s’était installé au palais de Carthage de décembre 2011 à décembre 2014. Autre fait positif : depuis 2012, le pays vote de manière régulière en faveur de la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies en faveur d’un moratoire universel sur l’application de la peine de mort.
«Or nous nous trouvons actuellement dans une situation paradoxale, celle de défendre la continuité du moratoire. La régression est double, puisque les arguments invoqués par le Président à deux reprises et à deux mois d’intervalle concernant tant l’application de la peine de mort que l’inégalité successorale, se référant à la charia. Nous revoilà de nouveau plongés dans un débat que nous croyons clos avec la publication de la Constitution de 2014 : la charia est-elle considérée oui ou non comme source de législation ?».
Contradictions et populisme
Wahid Ferchichi poursuit son décryptage : «Lorsqu’il annonce le 13 août que “les règles de l’héritage sont codifiées dans le texte coranique”, il invoque, lui le chef d’un Etat civil, des justifications qui n’existent pas dans la loi fondamentale et qui excluent tant les non musulmans que les civils. N’est-il donc pas le président de tous les Tunisiens ?».
Pourtant, à ce niveau aussi, des avancées ont été réalisées ces trois dernières années, la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (2017-2018), présidée par l’avocate Bochra Belhadj Hamida, a focalisé une bonne partie sur l’égalité successorale. Par la suite, feu Béji Caïd Essebsi propose le 13 août 2018 un projet de loi censé réformer la répartition de l’héritage entre les femmes et les hommes. L’égalité y est plus une alternative qu’une obligation : le projet de BCE prévoit qu’une disposition testamentaire spécifique peut permettre de revenir à la situation antérieure.
Il est vrai que Kaïs Saïed n’a jamais caché son conservatisme, y compris lors de sa campagne. Mais ce qui indigne Wahid Ferchichi réside dans son recours à l’ambiguïté, voire au populisme. Il détaille : «Lorsque lors de la matinée du 13 août, il s’adresse aux paysannes de Sejnane pour leur promettre de faire respecter leurs droits économiques et que le soir, au palais de Carthage, il explique à ses invitées que l’inégalité successorale ne constitue pas une violence économique, il baigne dans la contradiction. L’article 3 de la loi de juillet 2017 relative à la violence à l’égard des femmes définit la violence économique comme «tout acte ou abstention de nature à exploiter les femmes ou les priver des ressources économiques, quelle qu’en soit l’origine, telles que la privation des fonds, du salaire ou des revenus…».
A la lumière de cette année d’investiture de Kaïs Saïed, le juriste ne semble point rassuré sur la mise en place d’une Cour constitutionnelle où les quatre juges qu’il va désigner vont, à l’image du président, donner un sens loin d’être libéral à la loi fondamentale.