« El Awghad » , recueil de nouvelles de Rawene Ben Regaya
Contre l’empire des machos
Il y a un vrai bonheur dans la lecture de ce recueil de nouvelles entre tous remarquable, écrit par la jeune nouvelliste tunisienne
Rawene Ben Regaya et publié cette année, à Tunis, par Dar El Kitab.
Intitulé, non sans quelque ironie ou, même, quelque provocation, « El Awghad » (Les chenapans), il est imprégné de part en part du désir, à peine caché, de l’auteure de monter à l’assaut de l’imprenable forteresse des machos infâmes, dédaigneux du beau sexe, et de les tourner en dérision à travers un cortège de personnages masculins (« Abdelhafid », « Si Hamadi », « Alberto », « Si Adel », « Si Mohamed », « El Manai », « Sayed Ali », « El Hadj Omar », « Kaja », « Jomâa », « Sobhi », « Si Ahmed », « Ameur », « Farid », etc.), plus négatifs et mauvais les uns que les autres et qui défilent dans ces 16 nouvelles de longueur variable, sans passion, en mal d’être, incapables d’amour, plutôt abîmés dans leurs têtes, souvent radins, véreux et mesquins, des couards qui deviennent soudain des « héros » tragi-comiques quand il s’agit de s’attaquer aux femmes, des hommes peu magnanimes, sans relief ni profondeur, qui s’enlisent dans la médiocrité triste d’un quotidien froid où ils ne peuvent qu’assister impuissants à leur faillite intérieure, toute programmée. Nulle attaque de front de ce machisme séculaire, endémique et vulgaire, poussé quelquefois jusqu’à la violence physique, la lâcheté et la turpitude. Mais un assaut intelligent, subreptice, par ricochet et par le biais d’une espèce de lyrisme désespéré, pétri d’ironie fine et de métaphores insolites jaillissant de partout et qui autorisent ces succulentes pages de Rawene Ben Regaya à s’élever à la dignité de la poésie et à gagner ainsi la partie. Car le plus essentiel est d’abord là, dans cette écriture nouvellestique, soyeuse, vaporeuse, poétisée à un haut régime et où les envolées lyriques, portées par une belle texture métaphorique et une syntaxe assouplie et dynamique dont l’auteure a su intensifier l’expressivité, se multiplient et se succèdent, de nouvelle en nouvelle, invitant le lecteur à la rêverie par-dessus cet univers délétère et tombant, en dépit de l’incessant rêve de bonheur, en déliquescence. Un univers peint sur fond de nuit et où évoluent, aux côtés de ces machos à la dérive, des femmes rêveuses, en mal d’amour, quelqufois prises spontanément dans les mailles d’une passion éphémère, souvent aux prises avec des époux ou des amants qui ne font que les décevoir et juguler leur élan tout naturel vers cet horizon de lumière qu’elles manquent souvent et qui est l’amour. Cet amour miraculeux qui leur donne à rêver et qui semble représenter chez l’auteure de ces textes une valeur cardinale ou un absolu régissant sa vision du monde ainsi que son imaginaire narratif et constituant, en même temps, un repère principal pour mesurer la viduité affective et la misère existentielle dans lesquelles ces « Awghad » abandonnent leurs femmes, après les avoir abusées et épuisées, ne leur laissant que l’écume de leurs rêves cassés et de leurs espoirs perdus à ramasser : « Dans la nuit profonde, elle attendait les lettres d’un homme unique (virtuel) qui lui parlait avec douceur, d’une voix fantasmée qui éveille un membre amputé ; un homme délicat qui l’avait fait fondre d’un coup et avait fait tomber la pluie sur son cœur. Halima s’était tellement habituée à la cruauté qu’il lui avait semblé qu’elle était une bête indigne de tendresse. Dans la nuit profonde, elle s’enveloppait dans les lettres de l’homme unique qui a porté sa peine et soigné ce qui reste de ses ruines. Elle s’enveloppait dans ses lettres, allumait des bougies, rentrait en elle-même et pleurait douloureusement, de tous ses sens » (p.85), avant d’être surprise, dans son « adultère » virtuel, juste fantasmé, par son mari ivrogne et mourir brûlée par la cigarette qu’il a jetée sur le vin dont il l’a aspergée, dans un geste vengeur et abject !
Ce beau recueil de nouvelles de Rawene Ben Regaya raconte, somme toute, l’histoire de « Meryem », de « Fadwa », de « Pamela », de « Ahlem », de « Menana », de « Halima », de « Zahra », de « Madiha », de « Mi », de « Yasmina », et de toutes ces femmes aux visages d’anges qui attendent la chute ; des femmes frustrées, déçues en mariage et en amour, placées sur une pente glacée de solitude et ne résistant pas toujours à un signal amoureux, fût-ce illusoire, ni à l’ irrécusable injonction de leurs corps à court de tendresse ou, quelquefois, chosifiés lamentablement. Développant un style original qui intronise l’image (notamment la comparaison, la métaphore et la personnification) l’irriguant continûment de sa sève et qui alterne, non sans maîtrise, l’exubérance lyrique pleine de fraîcheur et de saveur avec l’économie verbale faite de retenue, de suggestion et ne s’appesantissant point sur les brûlures et brisures de ces âmes souffrantes, Rawene Ben Regaya qui sait aussi tirer des clausules de ses nouvelles de délicieux effets de surprise et d’étonnement, réussit aisément à nous sensibiliser à l’injustice et au mépris que subissent tous les jours des femmes dans le vieil empire des mâles. Elle réussit surtout à nous donner ce vrai bonheur de lire cette belle primeur, absolument prometteuse.
Rawene Ben Regaya, « El Awghad », Nouvelles, Tunis, Dar El Kiteb, 2020, 166 pages, format de poche 12 X 19.