A peine entamé, le débat général a été interrompu maintes fois. En cause, l’intervention controversée du député Mohamed El Affès, jeudi 3 décembre, empêchant la plénière de se dérouler selon le calendrier établi.
Dans le cadre de la procédure d’examen parlementaire du budget de l’État pour 2021, quatre points étaient prévus au menu de ce dimanche laborieux : le rapport de la Commission parlementaire des finances et le débat général. Le ministre de l’Economie, Ali Kooli, devait ensuite répondre aux interrogations et propositions d’amendement des élus. Finalement, ces derniers devront se prononcer par vote. Hier, c’était donc un moment charnière entre l’examen budgétaire par rubrique qui a eu lieu et le vote du projet article par article. Le processus étant réglementé par des délais fixés par la Constitution. Le projet de loi de finances pour l’année à venir devrait être voté, au plus tard, le 10 décembre.
Le budget pour l’exercice 2021 est estimé à 52,6 milliards de dinars, soit une augmentation de l’ordre de 1,8% par rapport au budget mis à jour en 2020. Parmi les prévisions, une croissance de 4%. Par opposition au taux de croissance négatif de 7,3% enregistré en 2020. Le gouvernement a tablé sur un prix du baril de pétrole Brent à 45 dollars toute l’année ; un taux de change du dollar à 2,8 dinars ; une évolution des importations des matières premières de 9,9% et une évolution des recettes fiscales à hauteur de 13,9%. Face à ces projections qualifiées de très ambitieuses au point de devenir non réalistes, les députés ont opposé d’autres chiffres, celui du recouvrement de la dette extérieure à hauteur de 16 milliards de dinars et une masse salariale qui s’élève à près de 20 milliards de dinars, parmi les plus élevées au monde.
Un budget décrié par l’opposition, ce qui est normal. Par la majorité, ce qui l’est moins. Prenons quatre noms au hasard, Iyadh Elloumi, (Qalb Tounès), Mohamed Goumani (Ennahdha), Marouan Falfel (Tahya Tounès) et Mongi Rahoui, indépendant. Tous ont exprimé leur total désaccord quant à ce budget « décevant » qui ne répond pas « aux attentes des Tunisiens ».
Nous et eux
Mais le clou de cette plénière chaotique et frustrante en regard des enjeux qu’elle est censée représenter est ailleurs. A peine entamé, le débat général a été interrompu maintes fois. En cause, l’intervention controversée du député Mohamed El Affès, jeudi 3 décembre, empêchant la plénière de se dérouler selon le calendrier établi. Le débat en question n’a pu avoir lieu que tardivement.
Restons factuels. L’élu de la coalition Al Karama, et à l’occasion de l’examen du budget du ministère de la Femme, a déroulé ce qu’il considère comme un ensemble de valeurs, et, plus généralement, de « lois » qui devraient régir, selon sa conception, la société tunisienne. En troquant le droit positif en vigueur contre la chariaa, loi islamique.
Son intervention s’est articulée sur un paradigme comparatiste et manichéen, recourant aux pronoms personnels « nous », « eux ». « Nous » ce que Mohamed el Affès croit représenter, la cité idéale où la femme vertueuse, « la perle », et l’homme idéal mènent une vie heureuse et pieuse. Une organisation qui se fonde, selon lui, sur les préceptes coraniques. « Eux », le camp moderniste, démocrate, bourguibiste et séculaire. Les représentants de la femme dissolue et libertine et de l’homme indigne. Pour résumer, « la thèse » d’El Affès, qui est assez simple pour ne pas dire simpliste : nous, représentants de la vertu et de la félicité. Eux, adeptes du péché et du diable. Nous, la lumière. Eux, la pénombre. Nous, l’élévation. Eux, la chute. Nous l’honneur et pour eux le déshonneur.
En quelques minutes, El Affès a piétiné, coup sur coup, la Constitution tunisienne de 2014, donc postrévolutionnaire, le Code du statut personnel, la loi organique de 2017 relative à l’élimination de la violence faite aux femmes, et bien d’autres dispositions.
Faute politique majeure
A relever : cette dérive dangereuse qui met en péril la cohésion du pays parce que s’appuyant sur le postulat de la division. Ensuite, ce mépris affiché et sans complexe à l’endroit de l’ensemble des composantes de la société. Celle que le député croit représenter comprise. La Constitution garantit des droits et libertés dont le droit de se déplacer pour les femmes, et ce, sans l’aval d’un « mohrem » ; tuteur masculin. C’est ce qui a permis à des centaines de Tunisiennes, manipulées ou librement consentantes, de partir en Syrie et ailleurs. La suite, tout le monde la connaît. On s’arrête là.
La veille, samedi, Abir Moussi, présidente du bloc PDL, avait proposé au bureau du Parlement de se réunir pour examiner ce qu’elle considère — elle n’est pas la seule — comme une offense publique et humiliante de la femme tunisienne, plus grave, par un représentant du peuple. Réunion avortée par les députés du même mouvement Al Karama qui avaient surgi pour empêcher le bureau de se reunir. Mme Moussi, restée pratiquement seule, avait subi un harcèlement en règle de la part des collègues d’El Affès. Harcèlement constaté de fait, parce que transmis en live.
Le lendemain, dimanche, la plénière n’a donc pu se dérouler dans la sérénité. Entrecoupée de prises de paroles intempestives, hors micro, par des agressions verbales et des points d’ordre à la pelle. Il y avait de l’émotion dans l’air et beaucoup de colère exprimée par les députés femmes et hommes de tous bords : Faycel Tebbini, Samia Abbou, Mustapha Ben Ahmed, Leïla Haddad et Salem Labeydh.
Il serait utile de signaler à ce propos que la coalition Al Karama appartient à la majorité dirigée par le mouvement Ennahdha qui s’est débarrassé du « boulet » Habib Ellouze, défenseur de l’excision des filles et de la charia comme source de législation, pour faire alliance avec son successeur Mohamed El Affès. Quant à Qalb Tounès, ses députées femmes et celles de l’ensemble du parti, dirigeantes et militantes, ont, elles aussi, été malmenées à l’instar des femmes tunisiennes par El Affès et ses pairs. A quelque chose malheur est bon, par cette faute politique majeure, un camp dispersé jusque-là pourrait, devrait se ressouder.