Marietta était mariée avec un maçon sicilien et habitait la “Petite Calabre”, l’un de ces quartiers déshérités de la Ville de Tunis, quartier situé entre l’Avenue de Paris et le Lac Bhira. Elle, femme de ménage chez une famille française, construisit une petite maison avec toutes les briques, tuiles et moellons qu’elle ramassait le long des routes, chaque soir, chaque journée de raccommodage terminée. Lorsque les parents de Marietta étaient arrivés de Sicile, ils avaient loué à une certaine Madame Fasciotti un terrain pour deux caroubes, correspondant à environ 8 centimes le mètre carré. L’histoire des quartiers «Petite Sicile» et «Petite Calabre», partant de l’actuelle avenue de Carthage jusqu’à rejoindre l’ancien port de Tunis, est en effet assez particulière et mérite d’être racontée. Voilà un extrait du Bulletin d’information scientifique N°70-2002 publié par l’Irmc —Institut de recherche sur le Maghreb contemporain— La construction de Tunis «ville européenne» et ses acteurs de 1860 à 1945.
«En 1865, la famille Fasciotti reçoit, du Bey, un terrain à titre privé et gracieux, à charge pour elle de combler les marécages et de gérer l’écoulement des eaux usées. Ce terrain forme un quadrilatère limité par les avenues de la Marine, de Carthage, de la rue des Flandres et celle des Maréchaux. Madame Fasciotti est issue d’une ancienne famille génoise de Tunisie, les Gnecco, née à Gènes, le 7 janvier 1829, elle épouse le 15 avril 1845 Eugène Fasciotti, ancien préfet de Naples et sénateur à Rome.
A partir de 1865, Carlotta Fasciotti achète de pleines charrettes de gravats afin de combler son terrain. Peu à peu, un vaste domaine de près de 13 hectares est en partie gagné sur le lac. Madame Fasciotti et puis ses enfants ont géré ce bien immobilier jusqu’en 1951.
Le rôle de cette famille dans la conquête de nouveaux espaces est donc central, car il permet de répondre à l’absence de terrains constructibles, les autres étant figés par leur statut de biens habous.
Cette propriété dénommée Carlotta Fasciotti-Gnecco «a été immatriculée le 17 février 1897, lors de l’inscription, il est indiqué sur le titre que de nombreuses constructions et des rues privées sont présentes sur le terrain. Le terrain est également bordé de treize propriétés.
Dans l’attente d’éventuels acquéreurs, Carlotta Fasciotti autorise la construction de petites maisons sur son domaine, en échange d’un loyer modique. Ces logements ne doivent pas posséder d’étage et doivent être détruits après l’expiration du bail.
Ainsi, des centaines de maisonnettes d’une pièce ou deux recouvrent la partie basse de l’avenue de la Marine entre 1865 et 1900, par suite, l’installation du port dans cette partie de la ville accentue ce phénomène d’occupation du sol.
Des centaines d’ouvriers, principalement siciliens, s’installent à proximité des entrepôts et des ateliers, le quartier prend alors un caractère bien particulier, à tel point qu’on le nomma là encore la Sicile, les enfants vivent dans la rue, parlent l’arabe, le sicilien mais aussi le français.
Cependant, Mme Fasciotti était devenue amie avec le Bey régnant et elle en recevait de fastueux cadeaux. Un jour, elle eut envie d’un terrain. Le Bey lui fit don d’une terre en lui disant textuellement: «Je te donne ce terrain jusqu’à la mer». Cette simple phrase fut le départ d’une immense fortune. Madame Fasciotti eut la brillante idée d’agrandir le morceau de terre ferme qui lui avait été offert. Tous les cochers surent qu’elle payait deux caroubes chaque charretée de terre, d’ordures ou de gravats qu’ils déversaient dans son terrain marécageux aux odeurs nauséabondes. Pendant des années, tous les soirs, Madame Carlotta Fasciotti, assise sur un banc, réglait leur dû aux charretiers.
La petite langue de terre du début s’agrandit, s’élargit tant et si bien que le Gouvernement du Protectorat voulut mettre un frein à l’extension démesurée de la propriété de Mme Fasciotti. Il y eut même un procès que l’Etat perdit. Un accord fut toutefois trouvé, délimitant le terrain à l’avenue de la République. Au delà, les «Travaux Publics» commencèrent l’aménagement du port et du canal. Madame Fasciotti commença à louer ses immenses terrains qui pullulaient de maisons sordides, tellement dégradées, qu’au début du XXe siècle, la municipalité de Tunis l’obligea à souscrire aux règles élémentaires de l’hygiène et de l’urbanisme. C’est alors que furent tracées toutes les rues qui, se coupant à angles droits convergent encore aujourd’hui de l’Avenue de Carthage vers l’ancien port. Carlotta Fasciotti, astucieuse, profita alors de cette occasion pour obliger ses locataires à racheter le terrain qu’ils occupaient ou bien à s’en aller. Ceux qui en avaient la possibilité achetèrent, les autres émigrèrent vers l’ Avenue de Londres où ils fondèrent la «Petite Sicile».
Pour terminer cette histoire, la fille de Mme Fasciotti épousa un noble italien et son fils, le Baron Fasciotti, a vendu en 1950 les derniers terrains qui lui appartenaient pour un nombre respectable de millions.