L’échec de la politique et les difficultés de la transition démocratique s’apprécient sans mal aujourd’hui. On en juge, d’abord, d’après les résultats : une décennie sans pareille depuis soixante années, en fait de pauvreté, de chômage, d’endettement. On le voit, de même, aux dérives continues des partis et de l’Assemblée, et à l’instabilité des institutions. On y conclut, surtout (peut-être à la hâte) au vu des sondages et au désintérêt d’une majorité de la population. Un élément semble toutefois manquer au «décompte», faire défaut au bilan : les médias. Qu’en est-il, au juste, depuis la révolution ? Se sont-ils vraiment libérés? Contribuent-ils au progrès citoyen, à l’avance de l’opinion? Tous y ont cru en janvier 2011 ,au temps des premiers enthousiasmes. Quelques-uns s’accrochent encore à l’idée. La vérité est difficile à dire, désormais.
Commençons par le plus important. La presse entière vivait sous le joug de la dictature, est-elle autonome à présent ? A se fier au nombre des radios et télés privées qui ont aussitôt vu le jour, à se fier à l’infinité et à la variété des plateaux et des shows qui emplissent le paysage, on est tenté de dire oui. Deux choses s’y opposent, néanmoins. Deux obstacles dirimants. Deux freins. La dépendance de l’argent et de la politique qui se poursuit autant, sinon plus fortement qu’avant. L’audiovisuel privé interdit logiquement tout rêve. Il a un commerce à tenir, audimat et pub, et une concurrence impitoyable à affronter. Qui parle d’être libre au milieu d’un tel marché? Mais ce qui décide de tout, ici, ce sont les lobbies, ou propriétaires, ou groupes de pression en rapport avec la décision politique. Ces lobbies orientent les lignes éditoriales de quasiment toutes les chaînes privées. Aucune illusion à se faire : des autocrates imposaient la marche à suivre hier, c’est affaire d’argent et de lobbies aujourd’hui. Pas d’illusions, non plus, en ce qui concerne les personnes, les producteurs, les animateurs et autres chroniqueurs des chaînes privées. Les véritables stars de plateaux, on en voit éclore depuis la révolution. Généralement, sûrs d’eux-mêmes, en toute apparence, maîtres de leurs choix, de leurs idées, de leurs propos, certains mêmes «libérés des mauvais souvenirs» de l’époque de Ben Ali, mais à bien y voir, au final, pratiquement tous,rangés sous de nouvelles chapelles, discrètement aux ordres de l’argent et des lobbies. Le plus désolant pour finir. Pas tant les nouvelles dépendances de l’audiovisuel. Pas tant l’apparente liberté des journalistes. Mais ceci, strictement ceci : ce «tourisme des chaînes et des plateaux» qui s’installe éhontément presque chez tous les professionnels. Là, qui change de chaîne ou de plateau ne s’embarrasse plus de changer de chapelle, de revêtir d’autres «manteaux». Des jeunes, brillants diplômés de l’Ipsi, y viennent de plus en plus. En toute «quiétude». Ils y perdent crédit et carrière. En sont-ils conscients ?