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Reportage | La grande voix de la mer

Par Hamma HANNACHI

Le ferry Majestic, appartenant à la compagnie italienne GNV, desservant la ligne Gênes-La Goulette (Tunisie) a quitté le port italien avec un retard de plus de deux heures. Il a fallu attendre des éclaircissements sur des papiers de quelques négligents passagers.

La mer est calme, quelques nuages blancs apparemment inoffensifs traversent le ciel. Boubaker, un Tunisien, la soixantaine, est du voyage, se trouve sur le pont, impatient de reprendre une conversation avec son ami, un ancien camarade d’université, Franz, voyageur insatiable qui a fait carrière dans la compagnie de diamants De Beers à Anvers, grand, blond, il est habillé en costume en lin blanc. Très cultivé, curieux de tout ce qui se rapporte aux arts et à l’histoire, agréable à fréquenter, d’une curiosité et d’une ouverture d’esprit sans limites, il est venu en voiture redécouvrir avec son ami la Tunisie qu’il n’a plus revue depuis plus de 25 ans.

“Toute cette paperasse, les réglementations douanières, les formulaires à remplir au port cher ami non seulement nous font perdre du temps, mais, ils finiront un jour par dépoétiser la mer », s’est exclamé Franz, qui a beaucoup voyagé, aime par-dessus tout la lecture. Féru de littérature et spécialement de poésie française, il ne manque pas une occasion d’appuyer ses discussions de citations.

L’écrivain argentin Jorge Luis Borgès disait” cette idée de frontières et de nations me paraît absurde. La seule chose qui peut nous sauver est d’être des citoyens du monde”. J’approuve, répond Boubaker.

“ Ah, la mer, continue Franz, comment ne pas la regarder, découvrir les nuances de ses eaux, l’admirer sans revenir à nos textes classiques; bizarrement, la littérature française du Grand siècle n’a pas prêté de valeur à la mer, sauf exception, celle du XVIIIe siècle a fait ses pas en mer, mais c’est le XIXe siècle qui a tout récolté. Il lui a donné ses lettres de noblesse, sa plus riche affirmation. Au cours de la période romantique, la mer fut le miroir de la sérénité et des déchirements, du maelström intérieur qui habite les poètes. D’une voix claire, levant la tête au ciel, fixant un bout de nuage, sublimant les mots, les yeux à mi clos, il déclame:

Et la mer est amère, et l’amour est amer,

L’on s’abîme en l’amour aussi bien qu’en la mer,

Car la mer et l’amour ne sont point sans orage…

Celui qui craint les eaux qu’il demeure au rivage.

Boubaker, admiratif “ sublime, romantique ! Cher Franz l’amour, la mer, l’amertume…n’es-tu pas amoureux en ces temps incertains, c’est de qui ?” “Pierre de Marboeuf, un poète oublié.

“Le dernier vers de ce poème est une reprise, pêché d’un poème arabe, vieux de plus de dix siècle ”, remarque Boubaker.

“ Cher ami, depuis Homère et son Odyssée, ou plus près de chez nous Herman Melville, Joseph Conrad ou Paul Segalen, on ne fait que répéter les mêmes vocables à propos de la mer. Les milliers de mots de la langue française par exemple ne suffisent pas à la décrire, à la circonscrire dans un langage précis, ce qui est nouveau, c’est le nombre d’anglicismes et de néologismes introduits dans le glossaire de la pêche ou liés à l’évolution technique et économique de la mer. Aujourd’hui on parle d’accastillage qui comprend le matériel électronique, de pêche pélagique, etc. Mais, sans conteste, ce sont forcément les magiciens de la métaphore et des images fortes; je veux dire les poètes qui subliment ses vertus et ses périls, ses richesses et ses variations. Chez eux, la mer tantôt femme, tantôt promesse, elle est paradis, albatros ou baleine blanche, marsouin ou belouga, elle est rivages sous le ciel, elle déploie l’épaisseur de sa houle, les reflets de ses vagues, les aubes boréales, les vents accompagnent le mystère de ses profondeurs…La mer toujours recommencée, haute femme majeure dans le vent des sources, c’est toi la mer, que dis-tu à la trace de la nuit, la mer à perte de vue qui s’écrase sur Le Bateau ivre d’Arthur Rimbaud, sur Les sirènes d’Albert Samain ou encore sur les Le capitaine Nemo à vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne, auteur admirateur de Victor Hugo…

Admirer le vol d’un goéland, d’une mouette

Avouons par ailleurs, que la plupart des poètes craignent la mer, pour eux, elle représente le danger, l’inconnu, la mort. Les versificateurs font partie de ceux qui restent au rivage à admirer le vol d’un goéland, d’une mouette ou d’une haute vague. Le grand Baudelaire par exemple, connu notamment pour avoir écrit les plus beaux poèmes sur la mer, l’onde évoque pour lui les horizons insaisissables, l’appel du large, la liberté et l’affranchissement,; il exprimait une défiance sinon une répulsion envers elle, il n’a effectué qu’un seul voyage en mer dans sa jeunesse et a écrit peu de poèmes sur elle, mais ceux-ci figurent parmi les plus brillants de la poésie “maritimes”. Tous les amateurs citent de mémoire “ L’homme et la mer”. Boubaker lui coupe la parole, il a trouvé la brèche pour s’exprimer et cite le premier quatrain.

“ Homme libre tu chériras toujours la mer

La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme

Dans le déroulement infini de sa lame,

Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.

Franz l’a déjà pris par le bras en le félicitant, le vent s’est levé, les nuages ont changé de couleur, le ciel s’est obscurci, le navire commence à tanguer; les deux amis se dirigent vers le restaurant.

Toujours prévenant, Franz a réservé une table qui donne sur la mer, les vagues commencent à monter en se brisant sur les bords du navire; il commande des plats italiens, un vitello tonato savoureux, un risotto qu’il critique vite, le tout arrosé d’un Barbera d’Asti, vin du Piémont qu’il décrit avec forts éloges. « … Pas de poissons cette fois-ci, Franz ? » « La sauce au thon me suffit, plus tard, je t’avouerai pour quelles raisons je n’en ai pas commandé, nous continuerons la conversation après la sieste ». Il commande des fruits, un ristretto, règle la note et prend congé.

Boubaker, grisé par les paroles de son compagnon, monte sur le pont, dans les coursives. Il s’est frayé difficilement un chemin pour rejoindre les escaliers. Les enfants, se sentant libres dans ce bateau, courent dans tous les sens, criant, piaillant. L’air s’est rafraîchi, Boubaker respire à pleins poumons, les embruns fouettent son visage. Seul, face à la mer, il devine les mille et un secrets qu’elle recèle, se penche sur le bord, des dauphins longent le navire, les enfants crient leur joie à la vue du spectacle qui captive toujours le regard et suscite l’étonnement. Boubaker a la tête en ébullition, il essaie de deviner les raisons qui ont poussé son ami à négliger le chapitre des poissons. Franz est d’une culture immense, la traversée en sa compagnie est des plus agréables, d’humeur rêveuse, il attend sa venue en fixant les reflets des eaux, les perpétuels plis des vagues et le dos ondulant des cétacés.   

Plusieurs couleurs

Il voulait voir la Corse, ses éoliennes au sommet, les épais nuages l’en ont empêché; Franz est monté sur le pont, apparemment revigoré par la sieste. “ Tu navigues en solitaire dans ta tête en mesurant la taille des vagues et la violence des vents ”Franz commence fort, il fixe les vagues, suit leur mouvement et dit haut : ”C’est toi la mer, j’attends des vagues, écoute-moi, ouvre tes bras, tes longs bras d’eaux mouvantes…”. Il respire la forme, pensa Boubaker. “Vois-tu, j’ai lu un ouvrage de souvenirs intitulé “ Le Grand Métier » , de Jean Recher, commandant breton, pêcheur morutier qui a écumé mers et océans, pratiquant la pêche pélagique au chalut ( entre les profondeurs et les eaux de surface) dans les mers glacées du Grand Nord, entre Terre-Neuve et la Norvège septentrionale ; il présente une description délicieuse des lumières, des mers d’huile du Groenland, où, en été, fin août, début septembre, les pêcheurs pouvaient vivre en un jour les quatre saisons, grains de neige, froid fort, brumes, soleil brillant, chaleur, la nuit glaciale succédait aux températures brûlantes, à l’oeil nu, disait-il, on voyait les fonds très variés jusqu’à 10 mètres, il décrit l’aurore boréale, « une chose extrêmement mobile, des lumières, vous avez des espèces d’escaliers qui se propagent, des phénomènes lumineux, ça grouille d’étoiles de couleurs, ça s’embellit, des centaines de milliers d’étoiles qui sont certes rouges, des milliers d’étoiles comme des étoiles filantes, mais de plusieurs couleurs, qui tombent et courent dans tous les sens, qui bougent à l’horizon, ensuite il y a un flamboiement, ça devient rose, tu as l’impression que ça va te brûler la tête et puis, c’est le noir total». J’ai vu des matelots qui ont sillonné les océans portant leurs trente ans de métier, ils sont toujours éblouis par ce phénomène mais la mer, concluait-il, ne laisse le temps ni l’heure à personne de choisir le temps ni l’heure de sa mort.

Voilà un homme qui utilise un vocabulaire précis et concret, ajoute Boubaker, séduit par le discours. Jamais à court de références, Franz ajoute « …ceux qui ont exercé la littérature maritime ne sont pas légion, la plupart d’entre eux n’ont pas couché un paragraphe sur la mer, on peut avancer qu’il y a deux écoles d’écrivains « de mer », il y a ceux qui décrivent la navigation concrètement, avec précision, les types de vent, le calme qui précède la tempête etc, et puis il y a l’autre catégorie, qui utilise la mer comme élément à rêve, une grande métaphore du mouvement humain, une matière à vocabulaire, un cosmos à part, une muse ; Victor Hugo le génie de la littérature , attaché à la destinée des humains, a combiné les deux, la mer figurait comme un emportement au lyrique, il s’adressait à l’inatteignable et en même temps il embarquait , fréquentait les marin, il était attentif aux travailleurs de la mer, on peut affirmer que pour Hugo ou Chateaubriand, la mer est une divinité.

La mer s’est calmée, le bateau a dépassé le port de Civittavechia, près de Rome et se dirige vers Trapani en Sicile. Boubaker profite d’un court silence et engage la question qui le taraude, son compagnon réagit: “Il n’y a pas longtemps j’ai écouté le grand écrivain, poète et militant napolitain indigné Erri de Luca parler avec force détails des migrants perdus en mer, déchiquetés et mangés par les poissons, l’idée de consommer une daurade ou un loup, nourri de la chair humaine ne me quitte pas”. « Compréhensible », pense Boubaker.

Des heures plus tard, le navire fait escale à Trapani, les nouveaux passagers offrent un visage de migrants, habillés sans soin particulier, ils traînent des sacs en plastique, des sachets de pommes, des bouteilles d’eau, juste pour passer les quelques heures qui les séparent de leur pays. Des migrants saisonniers, beaucoup d’entre eux viennent de Zarzis, ville du Sud-Est de Tunisie, qui viennent travailler dans les champs de Sicile ou des alentours de Naples, ils reviennent au pays avec un pécule qui leur permettrait de nourrir leurs familles.

Les ponts babord et tribord sont pris d’assaut, les enfants sont agités, le bruit s’est répandu annonçant l’arrivée, les passagers sont montés regarder la pointe de la terre tunisienne, à peine visible, «  nous approchons des terres de Didon, hasarda Boubaker pour exciter l’esprit de son ami, qui enchaîne sur le coup , « et de Hannon, le plus grand navigateur, grand guerrier explorateur qui mérite à mon avis d’être mieux connu, on lui reproche d’avoir tourné le dos aux Barcides, la famille de Hannibal et d’Hamilcar. Hannon fut chargé au VIe siècle par Carthage d’un long voyage dans le but de fonder des comptoirs carthaginois et des colonies; n’est-ce pas ce que firent les Anglais des siècles plus tard en Inde et dans leurs colonies ? Hannon a traversé les Colonnes d’Hercule ( actuel détroit de Gibraltar) à bord d’une flotte gigantesque de près de soixante navires et poursuivit son exploration, marquant des étapes de « peuplement », longeant les côtes marocaines et africaines ensuite. Des sources  prétendent qu’il a atteint le golfe de Guinée et au-delà, d’autres sources modernes affirment que les navires à voiles carrées, sans le timon à la bayonnaise ( inventé ultérieurement) ne pouvaient pas naviguer aussi loin… » Franz s’arrête sèchement : «Tu sais bien que je suis amateur d’opéra, depuis notre départ j’avais l’idée de t’en faire écouter; ils débarquèrent, prirent la route de Carthage, sur la colline de Byrsa. Franz introduit un CD, nous sommes dans le lieu idéal pour écouter l’opéra en 3 actes d’Henry Purcell, Didon et Enée. A la fin du dernier acte, Boubaker a la tête qui tourne , il a retenu le dernier vers de Didon s’apprêtant à se jeter dans les feux : «Remember me, but ah !forget my fate*

Les deux amis reprennnent la route vers Tunis. Franz coupe le silence : «  Didon est une déesse extraordinaire, comment ne figure-t-elle pas assez sur vos monuments, votre monnaie etc,   je te raconterai ses aventures, son voyage de Tyr, ses errences en mer avant de fonder Carthage.

H.H.

*Souviens-toi de moi, mais, ah !
Oublie mon destin.

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