Si les juristes occupent le devant de la scène, les politistes sont restés discrets. Pourtant, la crise institutionnelle qui perdure est également politique. D’abord politique, mais chacun utilise les armes dont il dispose, dont le droit. L’entretien avec Hatem M’Rad, politiste de renom, s’imposait. Il est professeur à la faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, président-fondateur de l’Association tunisienne d’études politiques et directeur-fondateur de la Revue tunisienne de science politique. Il est l’auteur, entre autres, de «Libéralisme et liberté dans le monde arabo-musulman» (Les Cygnes, Paris, 2011), «La gouvernance : entre le citoyen et le politique» (L’Harmattan, 2015), «Libéralisme et antilibéralisme dans la pensée politique» (Editions du Cygne, 2016). Professeur invité dans plusieurs universités et instituts d’études politiques européens, il démêle aujourd’hui les fils de la crise tunisienne. Après les juristes, voici donc les politistes.
Le blocage actuel est-il dû au système politique ou bien à la personnalité des gouvernants ?
Je dirais plutôt que le blocage est le fait du système politique. Je pense vraiment que le système politique tunisien a créé un système de guerre poussant les acteurs politiques et les institutions à s’entretuer les uns les autres. Il ne favorise pas la collaboration, ni les compromis fondamentaux. Il contraint les majorités politiques à la faiblesse, les rendant dépendantes de tout, des lobbies, des groupes privés, des petits partis éphémères, du chantage, etc. Les gouvernants construisent à partir d’un système politique déjà instauré. La personnalité des gouvernants intervient plutôt dans les grands moments historiques. La Révolution n’a pas fait ressortir des leaders de la Révolution. On les a cherchés de loin, du passé. Il y a un malaise du côté des leaders. Béji unissait malgré sa collaboration avec les islamistes, Kaïs Saïed désunit malgré sa forte opposition aux islamistes et Ghannouchi et Marzouki sont rejetés à la base. La personnalité d’Essebsi, malgré la sagesse politique et le charisme du personnage, n’a rien pu faire contre le système, qui s’est avéré plus fort que lui. Kaïs Saïed se débat à son tour contre le système politique, de manière frontale cette fois-ci. C’est le système qui est bloqué, c’est-à-dire le régime politique de 2014. Il est à refaire, parce que loin de stabiliser le pays, il l’agite, le bouleverse et le situe historiquement dans une sorte de transition interminable avec des conflits et oppositions sans fin. C’est l’expérience qui le démontre.
A chaque fois que les juristes sont sollicités, ils analysent l’aspect constitutionnel de la situation, mais affirment, presque tous, que la solution est d’ordre politique, qu’en pensez-vous ?
Faut-il alors réformer les juristes, comme le demandait le juriste-philosophe Carl Schmitt ? Mais pour réformer les juristes, il faut encore réformer le droit. La formation du droit est aussi en cause. Elle est de moins en moins théorique et savante, comme elle l’était surtout au XIXe et au début du XXe siècle en Europe, et de plus en plus technique et positive, pour coller au marché du travail. Dans les programmes LMD du droit, toutes les disciplines théoriques, propres à la culture philosophique, politique ou juridique, sont en train de disparaître progressivement pour laisser la place à une formation qui se veut sèchement professionnelle et technique. Alors, il ne faut pas s’étonner que les juristes n’aient plus, comme autrefois, cette vision philosophique et politique et retombent dans un juridisme improductif. Il n’y a plus de philosophes qui sortent du droit comme par le passé. Dès qu’on abandonne l’idée d’une culture ouverte sur les sciences sociales, on tombe dans le juridisme qui a fortement impacté la transition tunisienne. Le juriste cale sur les questions politiques dont les réponses ne se trouvent dans aucun code, aucune constitution. Le droit doit pourtant servir une fin politique. On ne fait pas le droit pour le droit. Le droit ne se justifie pas par lui-même, mais par les fins qu’il est censé servir. Il doit éliminer les conflits, établir la paix sociale et la stabilité politique. Ce sont-là des fins éminemment politiques, constituant l’essence même du politique. Les juristes sont donc censés en tenir compte. La vision d’un constitutionnaliste authentique, ou elle est politico-juridique ou elle ne l’est pas. A l’époque de Rousseau, on appelait le droit constitutionnel droit politique. C’est tout dire.
Depuis dix ans que le pays vit au rythme des crises. Le fait que la révolution tunisienne n’ait pas été guidée par un leader, ni mue par une idéologie quelconque portait-elle en elle les germes de son échec ?
Oui, effectivement, les leaders sont nécessaires dans les transitions démocratiques, surtout entre la phase révolutionnaire et l’établissement du régime politique. La plupart des leaders qui ont émergé dans les transitions ont été utiles durant cette phase-là. Juan Carlos en Espagne, Mandela et De Klerk en Afrique du Sud, Rawlings au Ghana. Essebsi aurait pu, mais n’a pu à ce moment, en dépit de son rôle fédérateur. Il ne pouvait décider ou être décisif. Les cartes politiques n’étaient pas entre ses mains. Lors du dialogue national, il subissait les contraintes de la majorité islamiste à l’ANC. C’est ce qui fait que Ghannouchi était politiquement prédominant. Kaïs Saïed est, lui, un contre-leader, non un leader. Il réagit, il ne peut vraiment agir politiquement. Il n’a pas de parti majoritaire au Parlement comme Essebsi qui lui permet de prendre des initiatives politiques. Les leaders politiques sont pourtant nécessaires parce que la politique suppose la décision. Si la délibération est le propre d’une assemblée ou d’un groupe, la décision souveraine est le fait d’un seul homme. La politique ne peut se réduire à une sécheresse institutionnelle formelle et abstraite. Ce n’est pas un hasard si les philosophes appellent la science politique «la science du commandement» ou «la science du gouvernement». Le commandement est assuré en dernier lieu par un homme. C’est cela la réalité politique qui se venge lorsqu’on la néglige.
Des observateurs et acteurs politiques attribuent le blocage actuel à une mauvaise gouvernance des islamistes qui ont conduit le pays à sa perte, sur tous les plans, êtes-vous de cet avis ?
Oui, absolument. Des hommes peu éclairés en matière institutionnelle, qui ont vécu toute leur activité politique dans la clandestinité et dans la violence ne peuvent produire un système institutionnel éclairé, ni être des réformateurs au sens authentique du terme, formés pour la tâche. Ils ont déconstruit au moment où il fallait construire. L’ANC des islamistes, avec le recul, a été une sorte de mélodrame euphorique. Les islamistes croyaient que l’euphorie politique qui leur a permis de renouer avec la politique, après leur exclusion sous la dictature, allait leur donner la force et la légitimité qu’ils espéraient. Ils ont fini par décevoir. Ils voulaient gouverner contre les autres, pas avec les autres, malgré les apparences des coalitions éphémères. Ils sont les premiers responsables du blocage du système. Quand on construit des institutions et un régime politique, on devrait être conscient, non pas de l’hégémonie de son camp, ou motivés par d’arrière-pensées tactiques, mais de l’équilibre général du système, de sa fonctionnalité et de sa stabilité. Les islamistes n’en ont pas tenu compte. Ils en paient aujourd’hui le prix.
D’abord, une Constitution minée, ensuite un blocage des institutions. Des manœuvres amèrement regrettées aujourd’hui. C’est à cela que vous faites référence ?
Oui, la Cour constitutionnelle est ce qui confirme ce que je viens de dire. C’est là que les islamistes se sont encore aperçus que les équilibres généraux du système sont nécessaires. La Cour constitutionnelle fait partie de ces équilibres généraux. Elle contrôle les abus de la majorité politique et règle les questions de droit. Mais les islamistes ne voulaient aucun obstacle sur leur chemin. Ils ne voient dans la Cour constitutionnelle que le risque d’interprétation favorable au mode de vie sociétal civil, aux libertés et droits de l’homme. Ils se satisfont alors de la démarche du «match nul». De même, le régime politique ne doit pas retomber sur eux, le jour où ils seraient dans l’opposition, ni la Cour constitutionnelle ne doit entraver l’islamisation sociétale de la Tunisie à travers les mosquées, associations, la qatarisation et turquisation de la société, etc. Ils se sont rendus compte aujourd’hui que, malgré tout, ils ont grand besoin du droit pour avancer ou même pour contrer un adversaire, en l’occurrence Saïed.
Le Président Saïed est-il en train d’utiliser les propres armes du parti Ennahdha pour le contrer ?
Saïed est un opposant au pouvoir, aussi paradoxal que cela puisse être, avec toutes les dérives du paradoxe. Il polarise au lieu d’agréger, il réagit au lieu d’agir. Il parle un peu trop dans le désordre au lieu de chercher à être mesuré et efficace, comme doivent l’être les gouvernants. Son intégrité n’est pas mise en doute, c’est sa force et son argument de popularité, et il en est conscient. Au fond, il ne peut pas utiliser, comme le suggère votre question, les mêmes armes qu’Ennahdha. Il n’a pas la roublardise des islamistes. Son honnêteté même le pousse à la maladresse, en rejetant tout ce qui vient d’eux et du gouvernement allié. S’il n’a pas le choix de son action, comme les islamistes au Parlement ou comme le gouvernement, il ne lui reste plus que cette force de blocage ou d’opposition, qui, visiblement, gêne les islamistes et le gouvernement. Le comble, c’est que personne ne décide, ni les majorités, ni les minorités, ni les dirigeants. On sort de la sphère politique pour entrer dans une sorte de jeu à somme nulle. Un homme politique ne peut pas se contenter de produire une politique belliqueuse, parce que sa mission principale en tant que responsable politique est justement de mettre un terme au conflit. Il ne peut pas considérer indéfiniment les autres concurrents comme des ennemis. Le Président incarne l’unité nationale, la souveraineté concrète, non la désunion nationale. On n’éteint pas l’incendie avec des allumettes.
Certaines attitudes au sommet de l’Etat ont gêné des Tunisiens. Quelles sont les caractéristiques d’un homme, d’une femme d’Etat ?
Malheureusement, les sages se font rares en politique, en Tunisie, comme dans le monde. Le dernier en date en Tunisie est peut-être feu Essebsi. Les vécus politiques sont chez nous ou inexistants ou chaotiques. La formation politique de même. N’est-il pas aberrant que dix ans après une révolution et un processus démocratique, aucun gouvernement n’a mis en place une école de science politique alors que des pays africains autoritaires en ont ? On a bien vu que l’ENA n’a jamais en Tunisie formé des hommes politiques, mais seulement des administrateurs. Elle ne forme pas ce que le sociologue Pareto appelait «l’élite gouvernementale», mais seulement l’élite administrative. Dans l’action, on a besoin surtout de ce que j’appellerais des «sages audacieux», lucides et décisifs à la fois. «Sage» seulement ne suffit pas en politique. Il faudrait pour débloquer la situation des sages audacieux, imaginatifs, qui savent que plier, c’est juste reculer pour mieux avancer. L’audace réside aussi dans le recul. L’entêtement est contre-productif et puéril. On ne fait pas la politique tout seul, les sages le savent, on la fait avec des concurrents et des partenaires, pris ici comme des adversaires. Bourguiba a reculé pour l’autonomie interne pour mieux avancer dans l’autonomie externe et l’indépendance. Il a négocié avec les ennemis d’une nation étrangère. De Gaulle et le chancelier Adenauer ont su surmonter leurs rancœurs nationales post-guerrières pour oser se tendre la main et repartir sur de bonnes bases. L’essentiel pour eux, c’étaient les garanties de la paix après la guerre. Ce ne sont pas des majorités qui prennent de telles décisions, mais des hommes, des leaders de l’Exécutif. Mais je reste persuadé que, s’il existe des méthodes et des formations pour préparer les hommes politiques en général, il n’existe pas de méthodes précises et éprouvées pour sélectionner les leaders. Ils se sont révélés par eux-mêmes dans l’histoire politique, dans des circonstances exceptionnelles, surtout s’ils ont du tempérament politique, un sens de l’autorité, un charisme et du volontarisme. Les «animaux politiques» ne courent pas les rues. Pourquoi je dis que les leaders sont révélés par l’histoire lorsqu’ils y ont réussi ? Parce que pour les leaders ordinaires choisis ou élus à la suite d’une élection, on ne peut jamais prédire à l’avance leur réussite ou leur échec. On ne peut savoir s’ils commettraient des erreurs fatales ou provoqueraient des blocages. Ils peuvent se tromper comme tout homme, ils peuvent s’avérer faibles face à des situations historiques qui les dépassent. Quand bien même élus à 80% des suffrages.
Plusieurs acteurs politiques, ayant toujours gardé leur distance par rapport au président du Parlement Rached Ghannouchi et à son parti, critiquent aujourd’hui ouvertement le Président Kaïs Saïed. D’après eux, il est en train d’installer son hégémonie au détriment des valeurs démocratiques et de l’Etat de droit. Est-ce le cas d’après-vous ?
Ne soyons pas abusifs dans nos propos. Personne ne peut jouer au «dictateur» dans un système politique de type parlementaire et très fragmenté. Le Président Saïed semble juste faire une lecture erronée du système politique qu’il est appelé à servir. Même s’il est conscient des limites constitutionnelles du rôle du Président. Il veut jouer au présidentiel et non au dictateur, dans le parlementaire. Le parlementaire dans sa lecture est incarné par le couple Ennahdha-Mechichi et le présidentiel par lui-même, sans doute au nom du peuple légitime qui l’a élu de manière directe. C’est vrai que sa volonté de bloquer encore davantage le système politique et ses lectures constitutionnelles personnelles et unilatérales contre tous ont poussé les acteurs et les observateurs à le considérer comme un «dictateur» et comme un homme arrogant, épris de certitudes tranchées souvent illusoires. Or, le président de «tous les Tunisiens», et non de ses propres électeurs, gagne à avoir le sens de la mesure et de la modération pour devenir un acteur politique utile, à même de contribuer aux solutions pratiques des problèmes des Tunisiens. Les déclarations émotives, belliqueuses et radicales destinées aux islamistes ne servent à rien dans un système où la balance penche constitutionnellement, pour l’instant, vers le Parlement. Autrement, le système restera bloqué jusqu’à la fin des échéances électorales de 2024. Ce sera un drame national. Ils ne s’en rendent pas compte !
La démocratie tunisienne est-elle dans l’impasse ?
Je dirais oui et non. J’ai eu l’occasion d’en parler dans mon dernier livre Janus ou la démocratie à deux têtes (2020, Editions Nirvana). Je défends l’idée que la toute jeune démocratie tunisienne a deux visages. Un visage positif dans la durée et dans la profondeur. Ce visage-là de la démocratie est continu, imperturbable, se consolide progressivement d’élection en élection, étend la sphère des libertés. Si l’élection est le cœur de la démocratie, celle-ci est alors de plus en plus régulière, plurielle, contrôlée, transparente, disputée et incontestable. Mais il y a un autre visage négatif de la démocratie. Il est présent dans le quotidien, dans l’instant. Ce visage semble défigurer les bienfaits de l’autre visage. Les deux faces évoluent dans deux sphères différentes, contradictoires, qui ne se rencontrent vraisemblablement pas pour une raison simple. L’une, positive, évolue dans le prolongement de l’histoire récente, peu visible par les populations dans la durée, qui ne se rendent pas toujours compte de son existence ou de sa durée bienfaisante, et qui la renient même à la première occasion. L’autre, négative, est franchement visible et perceptible, située dans le présent, dans les insultes des députés, dans les médias, dans les réseaux sociaux. Elle est tapageuse, déformante, spectaculaire, nuisible et dérangeante. Lequel des deux visages est le plus vrai ? Sans doute les deux. Ils ne se rencontrent pas, et pourtant ils coexistent et se confondent dans une seule démocratie en mal de repères. C’est ce qui ressort de l’ensemble de la transition même. La bonne graine de la démocratie n’arrive pas encore à dissoudre ou faire oublier la mauvaise. Mais la mauvaise, plus tapageuse, risque à la longue de nous faire oublier la bonne graine démocratique. Alors impasse ? Oui et non.
Les Tunisiens sont-ils plutôt à l’aise avec un régime présidentiel ?
Oui, c’est certain. Personnellement, je vois les choses autrement. L’essentiel est qu’il y ait un régime politique où une seule autorité politique exécutive puisse décider en dernier lieu. Cela peut être le chef de gouvernement seul, sous le contrôle du Parlement, dans un régime parlementaire. Comme cela peut être le président de la République seul, sous un régime présidentiel, équilibré et après les débats démocratiques. L’Angleterre, l’Espagne, l’Allemagne et d’autres, qui appliquent un régime parlementaire correctement entendu, qui ne dispersent pas les autorités de manière incohérente, n’ont pas de problème de pouvoir et d’autorité. Dans ces pays, c’est Boris Johnson, Angela Merkel et Pedro Sanchez qui décident. Le modèle parlementaire italien, incorrectement appliqué, est détestable. Il est pénalisé par l’instabilité, tout comme le modèle tunisien. Mais j’avoue qu’après la mauvaise expérience parlementaire de la transition, les vœux de l’élite et de la société civile vont de plus en plus vers un système présidentiel. L’Allemagne a vécu la même situation sous la démocratie parlementaire de la République de Weimar, avant Hitler en 1933. Les élites conservatrices ont détesté le parlementarisme, ses lobbies, groupes privés, instabilités et marchandages, parce qu’il ne permettait pas à l’autorité exécutive de décider et à la grandeur allemande d’émerger. Le système était comme celui de la Tunisie aujourd’hui, avec deux légitimités concurrentes ; un président élu par le peuple (Friedrich Ebert, puis Hindenburg) et un parlement élu. Malheureusement, l’incertitude du système et l’humiliation de la défaite de la Première Guerre mondiale ont conduit à une lassitude générale fortement tranchée par la dictature de Hitler. Donc prenons garde.
Le système présidentiel peut-il être la solution face à l’effritement du pouvoir ?
Oui, ce régime présidentiel peut être une des solutions possibles. Mais il faut être réaliste. Tant qu’Ennahdha est à la tête d’une majorité parlementaire, elle n’acceptera pas de gaieté de cœur un système présidentiel qu’elle ressentira comme un système fait contre le parti. Même si l’opinion des dirigeants d’Ennahdha commence à évoquer la possibilité d’un régime présidentiel à cause de toutes les difficultés actuelles. En tout cas, le régime présidentiel a le mérite d’imposer des solutions nettes par le responsable de l’Exécutif, le président. Mais il y a le revers de la médaille dans un tel choix. Si on part du constat que les leaders politiques lucides et d’expérience se font rares en Tunisie, et qu’il y a surtout des agités ou des bavards omniprésents médiatiquement, sans réflexion sérieuse, mettre un président avec des pouvoirs étendus à la tête d’un régime présidentiel devient une gageure. Alors que dans un régime parlementaire ordonné, les motions de censure contre le gouvernement et les dissolutions entre les mains du chef du gouvernement peuvent corriger le système. Donc là aussi il faut rester prudent. Il n’y a pas de solution miracle. Fonder un ordre institutionnel et choisir un régime n’est pas une partie de plaisir, ni un jeu médiatique. Il faudrait respecter les modèles, les expériences et la véritable nature des régimes dans les choix à faire tout en étant lucide.
Le recours à un référendum peut-il concourir à sortir la Tunisie de la de crise ?
Pourquoi le référendum devrait-il nous sortir de la crise ? Ne risque-t-il pas de créer une autre guerre en désignant d’autres vainqueurs, d’autres vaincus et d’autres rebelles ? Pour être réaliste, et en l’absence d’une autorité tranchante, c’est dans la normalité qu’on devrait trouver l’issue à la crise. Rien ne vaut le dialogue et la négociation. Ce qui pourrait vraiment nous sortir de la crise, c’est le changement de régime politique. Il faudrait pour cela moins un référendum qu’un accord entre l’ensemble des partis et des décisions politiques courageuses. Il faudrait d’abord en discuter et accorder ses violons. Il n’y a visiblement plus de leaders qui peuvent pousser aux décisions courageuses, il faudrait se rabattre sur un accord politique général. C’est d’ailleurs la chose la plus politiquement et pratiquement faisable. Les «ennemis» doivent se parler franchement, comme après une guerre.
Le risque d’un retour à un régime autoritaire est-il à craindre ?
En politique, il ne faut rien exclure, parce que rien n’est prévisible. Il n’y a que des probabilités, pas de certitude. Qui pouvait prédire que la moitié du territoire français allait être occupée par les nazis ? L’idiotie de Trump était-elle prévisible aux Etats-Unis ? L’instauration de la République tunisienne en 1957 imposée par un coup de force bourguibien était-elle prévisible ? Qui pouvait prévoir la Révolution tunisienne en 2011 et sa contagion arabe ? Pour répondre à votre question, je dirai que le seul retour à un régime autoritaire qui me paraît probable est celui qui serait fait ou soutenu par l’armée à la suite d’un coup d’Etat militaire. Or, l’ancien régime et les circonstances de la Révolution tunisienne ont montré que l’armée tunisienne avait et a une bonne tradition de neutralité, fondée par le régime civil bourguibien. Et c’est une très bonne chose qu’on a tendance à oublier, qui explique un des aspects positifs de la démocratie tunisienne. A contrario, on peut penser que l’armée tunisienne défendra le régime démocratique contre toute tentative autoritaire effectuée par des représentants de l’ancien régime ou du nouveau régime (islamistes ou populistes). Je peux certes vous dire que le retour en arrière est difficile, que la démocratie et l’esprit de la Révolution sauront se défendre. Mais des exemples historiques vont dans le sens contraire ; l’Allemagne en 1933, la France autoritaire bonapartiste et la Restauration, devant lesquels le nouvel esprit de la Révolution a été impuissant. Sans oublier la Birmanie aujourd’hui. Il est vrai qu’on est en 2021, à l’ère du numérique, d’internet, où les réseaux sociaux sont trop bavards et agités qui peuvent avoir quelques utilités contre les abus ou un éventuel retour à l’autoritarisme. Mais rien n’est certain !
En l’état actuel des choses, une confrontation violente entre le Président Saïed et le reste des institutions, le Parlement et le gouvernement, est-elle inévitable ?
Rien n’est inévitable. Saïed est une personnalité polarisante, obstinée. Ce ne sont pas là les qualités qu’on demande à un responsable politique. Lorsqu’il y avait des conflits avec les autres institutions, et même si les solutions étaient difficiles à trouver, Essebsi invitait les parties en conflit, négociait avec elles et essayait de trouver des solutions. Même son humour et sa personnalité charismatique y sont mis à contribution. En politique, il est inutile de discuter avec ses amis, ce sont les discussions avec les adversaires qui comptent. En plus, Essebsi savait, même s’il n’avait pas beaucoup de pouvoirs, qu’il était le représentant de l’unité nationale. Il ne sélectionnait pas ses interlocuteurs et recevait tout le monde. Saïed est de marbre. Il se comporte non pas comme un responsable politique en charge de l’intérêt général, comme le voulait Max Weber, mais comme un individu libre qui a des convictions personnelles figées. Comme un homme ordinaire orgueilleux, sensible, blessé par l’action et les déclarations de ses adversaires, qui ne veut pas être détourné de ses convictions personnelles, quelle que soit la situation, guerre, tremblement de terre, crise ou état normal. Ce n’est pas lui qui doit s’adapter aux circonstances, ce sont les circonstances qui doivent s’adapter à sa rigidité. Or, un homme politique intelligent ne répond pas au blocage par le blocage, mais par une ouverture. Même s’il est forcé et contraint. Pas d’états d’âme pour un chef d’Etat. Il devrait s’asseoir avec les islamistes et le Chef de gouvernement autour d’une table et leur dire : «Voilà mes préférences et mes choix et quels sont les vôtres ? Essayons de trouver une issue raisonnable, selon nos rapports de force et nos légitimités respectives, pour sauver la Tunisie. S’il y a des difficultés, faisons un échéancier et réglons les problèmes par étapes, selon les priorités du pays et selon les possibilités politiques, constitutionnelles et économiques». Ce serait plus raisonnable.
Cette situation de pourrissement peut-elle conduire à davantage de paralysie des institutions et, à terme, à des élections anticipées ? Eventuellement, le changement du régime politique ?
En fait, l’obstination de Saïed s’explique par l’insuffisance politique des islamistes et par le fait qu’il se sente électoralement et symboliquement plus légitime que la majorité islamiste. Carl Schmitt disait à peu près que l’élection législative crée le pluralisme, la division des partis et l’irresponsabilité d’un corps anonyme (le parlement), alors que l’élection présidentielle crée l’unité et la responsabilité personnelle du chef. C’est sans doute cela qui peut aussi révolter Saïed. Elu par tous, il ne peut décider pour tous. Mais l’erreur de ses adversaires n’est pas une raison pour qu’il les suive sur ce terrain, jusqu’à commettre les mêmes erreurs qui mènent au blocage. C’est la politique par l’absurde. On est dans un régime parlementaire où l’autorité est du côté de la paire parlement-gouvernement, et dans lequel le président est surtout détenteur d’une magistrature morale. La magistrature morale veut dire qu’il est censé être au-dessus de tout le monde, des partis de la majorité, de l’opposition, de la société civile, des groupes économiques. La magistrature morale, c’est de préserver l’unité nationale. Je suis sûr que si Saïed faisait un geste d’ouverture vers toutes les parties en conflit, un geste annonciateur d’une négociation confiante, admettant ses prédispositions à la négociation sérieuse, il serait peut-être l’initiateur d’une solution politique. Et il aura montré à tous qu’il ne se contente pas de réagir mais d’agir aussi. Qu’il est le Chef de l’Etat.