Une réalité s’impose : le couscous depuis ces temps à nos jours a conservé son titre de plat national, voire international.
Il s’est affranchi des frontières de la Tunisie et du Maghreb pour conquérir le monde.
Si les temps présents semblent associés à un modèle de société basé sur la consommation à outrance, quoique la paupérisation nationale galopante nous incite à modérer cette affirmation, le régime de nos ancêtres était plus ou moins équilibré. Un mode d’alimentation qui ne présentait pas de carences graves, notamment à partir des 18e et 19e siècles. La Tunisie est dotée d’une superficie agricole relativement importante; l’orge et le blé, étaient des cultures répandues. Dans d’autres régions, à celles-ci s’ajoutent le maïs, le sorgho et des légumineuses diverses. Les fruits étaient également cultivés sur l’ensemble du territoire avec des spécificités régionales, comme les dattes au Sud. En l’an 1840, l’on comptait, déjà, un million de dattiers dans les oasis. Soit un arbre par habitant !
Une alimentation qui peut varier d’une région à l’autre de la Tunisie. Le couscous y fait cependant office de constante. Au-delà de sa saveur et valeur nutritive, le couscous est le plat des riches et des pauvres. De la préparation à la consommation, il baignait dans une ambiance spirituelle fortement marquée. Un plat national servi lors des réunions de famille, des fêtes et cérémonies collectives, heureuses comme tristes. C’est encore le cas dans l’ensemble du Maghreb. De nos jours, chaque vendredi, toutes les familles marocaines préparent du couscous. Un rituel quasi religieux. En Tunisie, le couscous est plutôt réservé pour samedi ou dimanche, lorsque la famille est au complet.
Ce régime qui a pris le nom de méditerranéen plus tard, riche justement en féculents, en fruits et légumes, avec quantité de poisson et d’huile d’olive, a fait l’objet de nombreuses études, dont celle de l’historienne Lucette Valensi, intitulée Consommation et usages alimentaires en Tunisie aux XVIIIe et XIXe siècles, publiée dans les Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, en 1975, Volume 30.
Le menu des Tunisiens, apprend-on, était assez varié pour répondre aux normes non pas de l’époque mais, étonnamment, de l’actuelle également. A ce détail près, pour que les hommes soient bien nourris, il faut que le volume de la production soit régulier et que la circulation des produits et leur distribution obéissent à une certaine égalité entre les consommateurs. Ce qui était loin d’être le cas. Même les régions les mieux fournies étaient exposées aux pénuries. Les marchés de l’été étaient toujours plus approvisionnés que ceux de l’hiver. D’autres produits ne figurant ni dans les marchés urbains, ni a fortiori ruraux. Ils étaient importés et destinés à une minorité, comme nous allons le voir.
Thé, café et sucre, produits venus d’ailleurs
Venus d’ailleurs, ces produits dits de luxe, tels le thé, le café et le sucre, étaient totalement inaccessibles à la majorité de la population, et, pour tout dire, elle en ignorait jusqu’à l’usage. Le sucre, produit si précieux qu’il figurait dans les présents qu’offraient les cours de France aux Beys !
Fort heureusement, l’autosuffisance alimentaire était assurée à l’époque. La dépendance vis-à-vis de l’Europe étant limitée essentiellement à ces ingrédients, qui somme toute n’étaient pas considérés comme de base, comme c’est le cas aujourd’hui. Les produits du terroir étaient donc plébiscités par la population, elle n’en connaissait pas d’autres. Les Tunisiens « se contentaient des produits du cru ». Et c’est mieux ainsi.
Faisons une autre incursion dans le pays et dans l’histoire, cette fois-ci en compagnie d’un médecin dénommé Peyssonnel qui a visité la Tunisie au début du XVIIIe siècle. Nous allons découvrir à travers ses études et pérégrinations dans notre pays et la diète de nos aïeux, une classification des régimes alimentaires, du plus riche au plus pauvre.
La table du bey, raconte le médecin voyageur, s’installe copieusement au sommet de la pyramide alimentaire, bien garnie avec du riz, du couscous et de la viande. Des plats présentés sous des formes diverses ; des volailles rôties, des brochettes de mouton. Un mets sophistiqué pour l’époque et probablement ramené par les Ottomans ornait parfois la table beylicale ; les feuilles de vigne farcies de viande hachée et cuites dans la cendre. Les fruits, le pain blanc et les pâtisseries agrémentaient immanquablement la table du souverain. L’eau pure était servie à la fin du repas.
La catégorie en dessous, composée de l’élite, des citadins qui ne s’alimentent pas au riz, denrée coûteuse alors, mais au couscous ou par une bouillie accommodée au beurre et à l’huile. Les œufs ainsi que le poisson composaient, entre autres, le menu de la semaine. Comme dessert, les fruits de saison agrémentaient les tables de la classe bourgeoise de l’époque. On se désaltérait à l’eau. Le lait aigre (leben) arrosait parfois les repas.
Le couscous traverse les clivages sociaux
A la campagne, le plat vedette présent pratiquement à tous les repas est la « bsissa ». Une préparation de farine de blé généreusement malaxée d’épices. Elle se déguste liquide, mélangée à l’eau, et, solide, pétrie d’huile. Les habitants de la campagne et des zones rurales avaient une nourriture plus frugale, ni riz ni couscous. En lieu et place, des bouillies et la « bsissa » à l’eau et au lait, « l’assida », bouillie épaisse de farine à l’huile et la « bazine », une bouillie à base de farine et de levure, constituent les plats ordinaires, accompagnés, les jours heureux, d’œufs et de fruits. Les habitants d’une région comme celle du Djérid, il y en a d’autres, étaient les moins bien lotis, vivant d’orge, de dattes et d’eau. Certaines personnes âgées ne connaissaient pas le pain.
Ainsi, le médecin Peyssonnel opère une typologie à la fois sociale et géographique, en concluant que l’on mangeait à l’époque plus mal à la campagne qu’à la ville, et, encore plus mal dans les régions désertiques que dans le reste du pays. Or, ce constat est nuancé par l’historienne et auteure de l’étude Lucette Valensi. Puisque, paysans, citadins et bey, tous consommaient du couscous, selon ses recherches. Ce plat de base traverse les clivages sociaux et le découpage géographique.
Une ration de couscous avec viande, légumes et épices correspond aujourd’hui à 1.500 calories, selon la viande utilisée. Pour être bien nourris, au passé comme au présent, les Tunisiens mangeaient et mangent régulièrement du couscous. Parallèlement, il faut trouver un millier de calories dans le pain, le lait et les aliments du premier repas. Or, cette seconde condition, précise Lucette Valensi, n’était pas toujours réalisée, notamment à la campagne dans la Tunisie précoloniale.
Menu d’un Cheikh de la ville de Soliman
La règle moyenne et répandue était faite de deux repas : le premier, au matin, ou au milieu du jour, composé de pain et d’olives ou de pain trempé dans un mélange de miel et de beurre et d’un bol de lait aigre. Le second, pris au coucher du soleil, est plus copieux. Ce repas du soir est composé tantôt de couscous enrichi de légumes et d’épices, tantôt d’assida ou d’autres bouillies et de ragoûts.
Le mois de Ramadan, mois spécial, par sa dimension spirituelle, mais également par les modifications de taille apportées aux menus. A l’époque déjà, « le mois saint est marqué par une impressionnante consommation de pâtisseries ». Sauf qu’à l’époque, la cuisine quotidienne restait maigre. Un équilibre alimentaire plus ou moins fluctuant était assuré malgré tout. La simplicité des habitudes alimentaires chez la majorité des Tunisiens était en partie compensée par l’abondance du mois de Ramadan et des jours de fête donnant lieu à des cérémonies familiales et religieuses et des festins où il est donné à tout le monde de manger jusqu’à satiété.
Des exemples concrets et fort instructifs appuyant l’ensemble de l’étude. Voici le menu détaillé d’un repas d’un Cheikh, donc un notable, de la ville de Soliman, en 1845 ; une soupe épaisse de vermicelle, en entrée, suivie d’un ragout de viande et de légumes. Vient ensuite le tour du plat de résistance, l’indétrônable couscous, fortement épicé, comme l’aimaient et l’aiment encore les Tunisiens, si l’on compare avec les recettes du couscous marocain et algérien. Des gâteaux sont servis en guise de dessert à la fin du repas du Cheikh.
Une réalité, in fine, s’impose ; le couscous depuis ces temps à nos jours a conservé son titre de plat national, voire international. Il s’est affranchi des frontières de la Tunisie et du Maghreb pour conquérir le monde. Tant et si bien qu’en 2020, «les savoirs, savoir-faire et pratiques liés à la production et à la consommation du couscous » sont inscrits sur la liste du Patrimoine culturel immatériel de l’Unesco. Belle consécration !