Suppression des primes et des privilèges des membres du Conseil supérieur de la Magistrature : Saïed passe à l’action

S’agit-il d’un premier pas vers la dissolution du conseil supérieur de la magistrature ?
Les avis divergent, mais le Président de la République semble déterminé à limiter le pouvoir d’une telle structure.

Dans la soirée du mercredi, la présidence de la République a publié un décret mettant fin aux différents privilèges des membres du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), ouvrant le débat encore une fois autour de cet organe qui jouit d’un grand pouvoir dans la branche judiciaire.

En effet, le Président de la République Kaïs Saïed a paraphé, mercredi, un décret mettant fin aux avantages et privilèges accordés aux membres du Conseil supérieur de la magistrature.

« Le Chef de l’Etat a paraphé un décret portant modification de la loi organique n° 2016-34 du 28 avril 2016, relative au Conseil supérieur de la magistrature. Ledit décret met fin aux avantages et privilèges accordés aux membres du CSM », souligne la présidence de la République dans un bref communiqué.

Au fait, la tension entre le locataire de Carthage et le CSM était déjà palpable depuis plusieurs mois. Ce dernier était le premier à s’opposer aux dispositions exceptionnelles dans leur partie accordant la présidence du ministère public au président de la République. Même si le président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), Youssef Bouzakher, avait été convié au palais de Carthage, notamment au sujet de la réforme de la justice, la rupture était totale, au vu de l’inaction de cet organe et son incapacité à réformer dans l’urgence la justice tunisienne.

D’ailleurs, il faut rappeler que le Président de la République a tiré à boulets rouges sur ce Conseil, l’accusant d’avoir rendu service à des intérêts, les plus particuliers et privés, insinuant même son implication dans des affaires de corruption. Pour le Président de la République — et c’est ce qui explique en partie sa décision —, le CSM serait impliqué en effet dans le prolongement des affaires en cours de manière à retarder les jugements. « Une loi relative au Conseil supérieur de la magistrature, qui pourrait même faire l’objet d’une thèse de doctorat, a été mise en place sur mesure. Ils interviennent dans certains jugements et s’ingèrent dans le mouvement du corps de la magistrature.  Ils interviennent même dans des affaires en cours devant la justice et forcent leur report afin qu’elles traînent durant des années », avait même dénoncé le Président de la République au début de ce mois.

En recevant aussi Brahim Bouderbala, le bâtonnier des avocats, Saïed a affirmé même que « certains membres du CSM ont été élus en privilégiant des intérêts financiers et politiques. Des membres du CSM n’ont pas été élus suivant des critères objectifs, mais en privilégiant les considérations personnelles, les intérêts financiers et les rapprochements politiques », a-t-il expliqué.

 Dans sa première réaction, le magistrat Youssef Bouzakher, président dudit conseil, a affirmé, hier, que les privilèges accordés aux membres du CSM intervenaient dans le cadre de la transparence la plus totale. Dans ce sens, le magistrat a haussé le ton, considérant cette décision « comme une atteinte aux membres du CSM ». « Les avantages avaient été mis en place par le CSM et publiés au Journal officiel de la République tunisienne ! Nous avions procédé à cela dans le cadre de la transparence et en collaborant avec le gouvernement et l’Assemblée des représentants du peuple », a-t-il expliqué.

Comment interpréter cette décision ? Youssef Bouzakher indique que l’annulation des avantages accordés aux membres du CSM ne signifie pas sa dissolution, affirmant que les membres de cette « institution constitutionnelle dotée d’une indépendance financière et administrative conformément à la Constitution poursuivront leur mandat jusqu’au mois d’octobre prochain ». Face à ce nouveau rebondissement que certains ont interprété comme un premier pas vers la dissolution du CSM, les réactions n’ont pas manqué. Rachida Jelassi, membre du CSM, a estimé que la Loi portant sur le CSM « comporte clairement des lacunes. Cette décision ne semble pas emprunter le bon chemin de la réforme de la justice ».

Le bâtonnier des avocats, Brahim Bouderbala, a estimé quant à lui qu’il s’agit d’une décision dans le cadre de la bonne gouvernance. « La bonne gouvernance stipule la limitation de certains avantages, assumer ces postes doit être bénévole sans aucune contrepartie ou privilège », a-t-il soutenu, estimant que ce décret n’a aucun effet sur le bon fonctionnement de cet organe de la justice tunisienne.  

Pour sa part, Kalthoum Kennou, ancienne présidente de l’Association des magistrats tunisiens (ASM), a tenu à souligner, dans un post sur Facebook, que contrairement aux interprétations sur les réseaux sociaux, « le Chef de l’Etat n’a pas dissous le CSM mais il a posé des limites aux avantages de ses membres ».

La juge et présidente d’honneur de l’Association des magistrats tunisiens (AMT), Raoudha Karafi, a estimé que le décret retirant les avantages des membres du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) « entre dans le cadre d’une décision punitive. La punition infligée par le Président de la République vient après que le CSM a adhéré à son indépendance en vertu de la Constitution et a rejeté la loi organique et n’a pas accepté l’ingérence du pouvoir exécutif », indique-t-elle.

La sphère politique réagit

Plusieurs partis et personnalités politiques ont également réagi à cette décision qui fait couler beaucoup d’encre. Lors d’une conférence de presse, le porte-parole du parti Ennahdha, Imed Khemiri, a estimé que cette décision confirme « le penchant du Président de la République pour l’instauration d’un régime de pouvoir individualiste ». « Il existe des intentions pour dissoudre le CSM et mettre la main sur la justice », a-t-il déclaré.

La présidente du Parti destourien libre (PDL), Abir Moussi, a critiqué à sa manière cette annulation des privilèges des membres du CSM, laissant croire qu’elle n’aura aucun effet sur la scène nationale, ni un impact sur les finances publiques. « Qu’il annule les primes et même les salaires de tout le monde s’il veut, c’est très bien. L’essentiel et le plus important, alors qu’on ne fait que distraire la fanfare, est que les caisses de l’Etat sont vides et qu’on n’a pas de quoi vivre ! », a-t-elle posté sur Facebook.

Le député de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) suspendue Walid Jalled a estimé que cette décision est « populiste » d’autant plus que le mandat de ces membres expire dans quelques mois, soulignant la nécessité de préserver l’indépendance de la justice.

Hostile au processus du 25 juillet, le politicien Issam Chebbi estime que cette décision « émane d’un conflit personnel du Président de la République avec le CSM et que cette décision ne rend pas service aux Tunisiens qui font face à une hausse sans précédent des prix ».

Mis en place en vertu de la loi organique n° 2016-34 du 28 avril 2016, le Conseil supérieur de la magistrature est une institution constitutionnelle garante, dans le cadre de ses attributions, du bon fonctionnement de la justice et de l’indépendance de l’autorité judiciaire, conformément aux dispositions de la Constitution et des conventions internationales ratifiées. Le Conseil bénéficie de l’autonomie administrative et financière et de la libre gestion de ses affaires et dispose d’un pouvoir réglementaire dans son domaine de compétence.

C’est l’assemblée plénière de ce Conseil qui avait fixé les indemnités et les avantages alloués aux membres dudit conseil.

Selon la présidence de la République, un membre de ce Conseil touche une prime de 2.360 dinars ainsi que des bons de 400 litres d’essence par mois. D’ailleurs, le Chef de l’Etat s’en est toujours pris aux membres du CSM, épinglant les primes qu’ils touchaient, insinuant qu’il s’agissait de gros montants et d’avantages en nature non mérités, remettant en cause, à maintes reprises, l’indépendance de ces magistrats. Des accusations rejetées par le CSM qui, dans plusieurs communiqués rendus publics, affirmait qu’il tenait à son indépendance et que la réforme de la justice ne pouvait pas être dictée par la branche exécutive.

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